Il vient d’avoir 98 ans et a cessé la pratique du trapèze volant qui lui permettait, depuis sa terrasse de l’avenue de l’Opéra, de se lancer dans les airs à la rencontre des toits de Paris, sa ville préférée, celle où son père, juif laïc et républicain, était né. Jean-Claude Lavie ne manque ni d’audace, ni d’humour ni d’originalité et il reçoit toujours, avec bienveillance, ses amis et ses analysants qui ont du mal à se séparer de lui.
En 1943, il s’engage, sous le nom de « JC », dans la résistance armée en adhérant au SOE (Special Operations Executive) créé par Maurice Buckmaster (1902-1992), chef de la section F des services secrets britanniques, chargée des actions de sabotage et du soutien à la Résistance intérieure française. Après avoir fait dérailler des trains, il participe à la Libération de Paris puis s’engage de nouveau dans la bataille contre le nazisme en intégrant, comme conducteur de char, la Deuxième Division blindée du général Leclerc. Il ira jusqu’à Berchtesgaden.
Démobilisé en 1945, décoré de la croix de guerre, il ne retournera pas en Allemagne. Et d’ailleurs, il ne voyagera jamais en dehors de l’Europe, comme si sa passion pour l’exploration de l’inconscient devait suffire, après les feux de la guerre, à satisfaire son goût de l’aventure. C’est en lisant l’autobiographie de Freud, lors d’un séjour aux sports d’hiver, qu’il décide de devenir psychanalyste. Aussi poursuit-il des études de médecine pour se rendre ensuite à l’hôpital Sainte-Anne où Jacques Lacan délivre ses premiers séminaires. A l’orée de sa gloire, ce grand orateur propose un « retour à Freud » fondé sur l’importance accordée au langage et susceptible de s’opposer au néo-freudisme américain, jugé pragmatique et normatif. Lavie y rencontre bientôt Wladimir Granoff (1924-2000) qui deviendra son plus cher ami pendant cinquante ans.
Elevé en Alsace, au sein de l’intelligentsia juive émigrée de Russie, Granoff, surnommé « Wova », était un aristocrate de la pensée freudienne, polyglotte et lacanien de la première heure, sans pourtant avoir fréquenté le divan du maître. Il se voyait plutôt comme l’héritier de Sandor Ferenczi et mettait autant d’ardeur à former des élèves qu’à devenir l’un des fondateurs du musée Bugatti de Prescott. Avec l’ami Wova, Lavie croise son alter-ego. Il passera des week-end entiers à reconstruire de fabuleuses voitures de collection. Cette occupation les fera vivre côte à côte en leur offrant une opportunité propice à des échanges sur une autre passion commune : la psychanalyse.
Entre 1948 et 1960, Lavie poursuit une cure didactique avec Lacan et choisit Daniel Lagache (1903-1972) comme superviseur, puis Granoff. En 1963, lorsque Lacan est sommé de quitter l’International Psychoanalytical Association (IPA), Lavie participe, toujours avec Granoff, à la fondation de l’Association psychanalytique de France (APF, 1964). Ainsi s’éloigne-t-il de ce maître qui, dit-il, « tournait mal à force de croire que Freud était son disciple ». Et pourtant, Lavie restera lacanien, au point de voir dans la cure la cohabitation de « deux monologues entre deux personnes qui ne savent pas à qui elles parlent.»
Mais c’est avec Granoff, aussi fin clinicien que lui, qu’il poursuivra un dialogue infini dont on retrouve la structure dans ses trois ouvrages, parus chez Gallimard (Qui Je? en 1985, L’amour est un crime parfait, 1997, Pour et contre l’amour, 2018), ainsi que dans ses articles publiés par la prestigieuse revue de son autre ami Jean-Bertrand Pontalis : la Nouvelle Revue de psychanalyse (1970-1994).
Lavie n’a jamais cessé d’être en désaccord avec Granoff. Contrairement à Wova, JC ne fera pas école et évitera de s’exposer à des polémiques. Dans l’exercice de la clinique, il pensait que le patient exprimait une demande fantasmatique à laquelle l’analyste ne devait pas répondre, alors que Wova croyait dur comme fer qu’il fallait intervenir face à une provocation inconsciente : « De ne pas nous sentir solidaires des comportements de l’autre, nous offrait la proximité d’une altérité amicale non anéantissante (sic).» Et c’est de cette impossibilité de se convaincre mutuellement que naîtra l’art de la controverse dont Lavie, bien plus que Granoff, fera la substance de sa double conception du transfert et de l’amour. Dans les deux cas, il s’agit toujours, selon lui, d’une promenade dans les coulisses du mot « amour », ou encore d’une manière de tourner en dérision les illusions de la communication moderne. Le fax, le mail ou l’échange à propos d’une femme deviennent, sous sa plume, l’instrument d’un débat sophistiqué entre soi et soi ou entre deux personnes dont le « Je t’aime » ne veut rien dire : « La magie de la formule ne tient pas à son sens, mais à son élocution (…) L'amour a l'étrange vertu de légitimer ce qui se trame en son nom. » Autrement dit, parodiant Lacan, Lavie souligne que « l’amour ne s’autorise que de lui-même. Il invite à souffrir autant qu'à faire souffrir. Il anoblit ce qu'on subit comme ce qu'on fait subir. »
Lavie et Granoff ont passé le meilleur de leur existence à s’opposer, ce qui les a conduit à devenir chacun l’image inversée de l’autre. Et seule la mort de Wova a mis fin à cette singulière relation, fondée sur un antinomie absolue. Pourquoi cette alchimie ? « Parce que c’était lui ; parce que c’était moi », selon la célèbre phrase de Montaigne.
Jean-Claude Lavie, Pour et contre l’amour, Gallimard, coll. Connaissance de l’inconscient, 44 p. 7,50 e
Pour cet ouvrage très court, Jean-Claude Lavie reprend une idée qui lui est chère : dans une véritable controverse, les deux parties ont raison et tort à la fois et c’est donc dans le dialogue que se révèle le principe d’une vérité toujours divisée. D’où le choix de mettre en scène deux discours contradictoires, l’un pour l’amour (P), l’autre contre (C). Autrement dit, le narrateur débat avec et contre lui-même, en attendant que la femme qu’il aime le rejoigne dans un restaurant. Est-elle une illusion, comme le soutient « Contre », ou va-t-elle vraiment venir comme l’affirme « Pour » ? Lavie déploie les sophismes de la relation amoureuse, avec la conviction que les deux protagonistes sont sincères, même si aucun d’entre eux ne détient La vérité. Car penser comme aimer, c’est d’abord être pour et contre en même temps.
La femme arrive et le dialogue prend fin devant une coupe de champagne. Mais la femme existe-t-elle vraiment ? A la maxime énoncée par Lacan - « aimer c’est offrir ce que l’on a pas à quelqu’un qui n’en veut pas » - Lavie répond : « L’amour c’est ne pas donner à quelqu’un ce qu’il veut ». Mais à condition d’introduire un tiers. Il faut en effet être trois pour penser : un qui est pour, un qui est contre, un autre qui pèse le pour et le contre. Voilà qui n’en finit jamais.
Extraits : (p. 22 et 23)
C : L’amour est aveugle, on le sait, mais il est sourd tout autant. On n’ose pas dire qu’il est bête, mais il a tendance à rendre bête.
P : Qu’est-ce que tu cherches au juste ? Je ne sais plus maintenant si j’attends une femme ou ma pensée. Mais alors pourquoi m’inquièterais-je de ce que peut bien penser une femme qui n’existe que par la pensée que j’en ai ?
C : Tu pressens qu’elle échappe à ta pensée et ça te la rend inaccessible.
P : Inaccessible ou non, elle pense quand même et je veux bien me demander à quoi.
C : Mets toi à sa place. Elle doit penser à ce qu’elle attend. Mais comme toi, elle ne saura ce qu’elle attend que quand elle sera déçue. Elle pense donc simplement qu’elle risque d’être déçue, tout en espérant ne pas l’être.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire