Illustration Sylvie Serprix
Performativité des mots, manière de parler du président Macron, écriture inclusive… La philosophe, qui vient d’être élue à l’Académie française, réagit aux différents débats autour de l’utilisation du langage.
Philosophe, philologue et helléniste, Barbara Cassin deviendra en octobre 2019 la cinquième femme, sur 36 membres, à siéger à l’Académie française et vient de recevoir la médaille d’or du CNRS. Après le Vocabulaire européen des philosophies -Dictionnaire des intraduisibles (Seuil), elle continue d’explorer la faculté des mots à construire le réel, cette fois-ci dans les pas du Britannique John L. Austin, avec son dernier ouvrage, Quand dire, c’est vraiment faire : Homère, Gorgias et le peuple arc-en-ciel (Fayard).
Comment vous, la spécialiste du langage, analysez-vous le mouvement des gilets jaunes, qui souffre d’un manque d’interlocuteurs ?
La première chose que j’ai envie de dire, c’est que lorsque je rentre du Brésil ou des Etats-Unis, je suis contente que nous ayons Emmanuel Macron comme président, et non Bolsonaro ou Trump. Je n’ai aucune envie de dire du mal d’Emmanuel Macron tout court. Mais, malgré tout, puisque cet homme est vraiment intelligent et cultivé, comment se peut-il qu’il ne se rende pas compte que le discours qu’il tient n’est pas adéquat, n’est pas audible par ceux qui en tiennent un autre qu’il invalide totalement. Quand depuis l’Argentine, fin novembre, il déclare que, lui, a tenu son rôle de chef d’Etat, qu’il a représenté la France à l’extérieur, qu’il a œuvré pour le climat, pour le commerce… il ne peut pas conclure seulement par deux phrases inaudibles sur la situation en France. Au-delà du discours de lundi, j’attends une parole normale de sa part. Une parole qui ne donne pas de mauvaises pistes telles que : «Puisque vous êtes contre l’augmentation du carburant, vous êtes aussi contre l’écologie.» Ces fausses alternatives fabriquées de toutes pièces sont odieuses. Nous sommes face à un grand gap discursif. Le chef de l’Etat n’est pas seulement le président de la France par rapport au monde. Il est aussi président de la France par rapport aux Français, président de tous les Français. Et cela, je ne l’entends pas.
Vous avez lu récemment sur France Inter un texte qui soulignait les excès de langage de Bolsonaro… Repérez-vous de telles phrases dans certains discours en France ?
Je ne fais pas assez attention, je ne lis et n’écoute pas assez les journaux. J’entends que l’on répète certaines phrases présidentielles en boucle, d’autant plus méchamment significatives qu’elles sont hors de leur contexte. En revanche, je connais d’expérience certaines situations qui sont liées au langage excessif, et même aux contrevérités concernant l’impossibilité d’accueillir les «migrants». Si l’on rapproche la manière de les traiter, du scandaleux non-accueil institutionnalisé qui leur est fait à l’augmentation des droits d’inscription dans les facultés françaises, cela donne envie de hurler.
Paradoxalement, Emmanuel Macron semble nommer des personnalités plutôt progressistes. Il vous a sollicitée pour un projet de musée à Villers-Cotterêts, dans l’Aisne…
Plus exactement, il s’est réjoui que je puisse représenter l’Académie française au sein de la commission de préfiguration d’une «Cité internationale de la langue française» au château de Villers-Cotterêts, là où François Ier a signé, en 1539, l’ordonnance qui impose le français comme langue du droit et de l’administration. Il est clair qu’il ne s’agit pas de glorifier le génie unique et universel de la langue française mais de travailler la manière dont elle existe dans sa complexité interne : celle des langues françaises, régionales et parlées en outre-mer. Quel est son rapport au dehors, aux autres langues, qu’il s’agisse des langues de culture, ou bien de cette langue de communication globale qu’est aujourd’hui le globish («global English»). C’est grâce à cette ordonnance que les justiciables français ont enfin pu comprendre la langue dans laquelle ils étaient jugés. Personne dans le peuple ne comprenait la langue administrative qui, auparavant, était le latin de Rome.
Comment concevez-vous votre rôle à l’Académie française ? Allez-vous œuvrer pour rendre sa place au genre féminin ?
Une langue n’est pas statique, elle évolue, c’est un flux. La langue française, comme toutes les autres, est chargée d’histoire, jusqu’à ce que tel ou tel moment de cette histoire n’appartienne plus qu’au passé. Le fait que le masculin ait tenu le rôle du neutre, coiffant masculin et féminin, est un fait de nature historique dans la langue française. Il est important de l’expliquer et de le reconnaître. Mais cela n’a rien de figé ou d’éternel.
Sommes-nous, justement, à la fin d’un cycle ?
Je ne pense pas. C’est pour cette raison que lors de mon allocution de remise de la médaille d’or du CNRS à la Sorbonne, j’ai tenu à dire «madame le ministre», et non «madame la ministre», comme on dit «madame le secrétaire perpétuel» en parlant d’Hélène Carrère d’Encausse à l’Académie. Pour souligner cette place encombrante, anormale du masculin. En faisant suivre un terme aussi féminin que «madame» par un article masculin et un substantif masculin. C’est rationnellement explicable, à la fois usuel et insolite. Cela interpelle donc. Mais je me suis adressée aussi à «mes cher·e·s ami·e·s», en essayant, pour rire, de prononcer cette langue inclusive, encore plus imprononçable qu’illisible. Ce sont tous ces décalages que je trouve intéressants.
L’écriture inclusive vous paraît être une fausse piste pour rendre sa place au féminin ?
C’est une fausse piste, mais c’est un vrai indice. Cette langue imprononçable témoigne de quelque chose d’important. Elle témoigne du triomphe du masculin sous couvert de neutre. La langue inclusive attire justement l’attention sur ce symptôme. Mais cela ne durera sans doute pas toujours. Une langue est faite pour changer. C’est passionnant de la regarder bouger. Voire de la faire un peu bouger, en soulignant les contradictions. Dire «madame le ministre», cela me plaît ! Ou «le ministre est enceinte», voilà comme on souligne les limites de certaines règles qui deviennent anachroniques !
Dans votre livre, vous racontez une expérience qui illustre parfaitement votre propos sur la performativité des mots : la commission «Vérité et Réconciliation» en Afrique du Sud…
J’étais à ce moment-là invitée comme professeure de rhétorique à Cape Town, et j’ai été témoin des audiences, qui étaient publiques. J’ai eu l’occasion de travailler par la suite avec certains des commissaires de la commission. Le caractère public de cette parole impliquait la «honte» de ceux qui devaient tout dire de leurs crimes, condition pour qu’ils soient amnistiables. Ce partage de parole devait servir à construire un passé dont on n’aurait rien su autrement, puisque des tonnes d’archives étaient détruites et qu’il n’y avait pas de registre des tortures, ni des morts. Ce passé commun devenait le socle de la nation à construire. Il ne s’agissait pas de dire LA vérité mais, pour reprendre les termes de Desmond Tutu, «assez de vérité pour» fabriquer le peuple arc-en-ciel. Ces milliers d’auditions à travers tout le pays, retransmises à la télévision, ont fabriqué, «performé», la nation rien qu’en parlant. Elles n’ont pas dit un réel préexistant, elles l’ont fait être. Certains mots n’existaient pas dans les onze langues nationales qui composaient ce pays, il a fallu les inventer.
A propos de jugement, vous évoquez une décision exemplaire, selon vous, de Mandela…
Il y avait une sorte de musée ethnographique où l’on montrait des Khoïsan, les peuples premiers d’Afrique du Sud, sous forme de statues de cire caricaturales, dans des scènes faussement primitives et atroces de racisme. A son arrivée au pouvoir, au lieu de démolir ce musée, Mandela a fait mettre cet écriteau au milieu des premières salles : «Que pensez-vous de ce que vous voyez ?» Cette parole si simple oblige à prendre du recul et à juger. C’est cela, la culture. On ne démolit pas, on construit à partir de là où on en est, en jugeant. La seule faculté politique qui vaille et dont nous avons besoin aujourd’hui est celle du jugement.
Vous examinez dans votre livre de multiples expressions qui sont rentrées dans le langage courant ces dernières années, comme «fake news» ou «post-vérité». Comment interprétez-vous ces irruptions dans le langage ?
Il est très important de nommer les choses, cela les fait exister. Mais lorsque cela devient des slogans, alors on tombe, je crois, dans ce que Hannah Arendt nommait la «banalité du mal». Elle désigne par là, par exemple, la propension d’Eichmann à ne parler que par clichés. Ce sont tous ces «éléments de langage» qu’on nous assène en permanence. Nous sommes noyés dans les éléments de langage. Pire, les politiques assument utiliser des éléments de langage. Il y a quelques années, lorsque j’ai participé à des réunions ministérielles à propos du Collège international de philosophie que l’on asphyxiait, je me souviens d’avoir entendu :«Ce n’est pas un sujet.» «Ce n’est pas un sujet» est un élément de langage. La terreur commence là.
Les Maisons de la sagesse, ces lieux dont le but est de créer des échanges autour de la traduction et de la transmission des cultures, sont un autre projet qui vous tient particulièrement à cœur…
Nous avons commencé à le mettre en œuvre à Aubervilliers [Seine-Saint-Denis, ndlr] et à Marseille. Nous revisitons la tradition des Bayt al-Hikma qui fleurissaient dans le monde arabo-musulman du VIe au XIVe siècle. C’était des espaces d’échange, avec parfois des bibliothèques, des hôpitaux, des observatoires astronomiques, où se transmettaient les textes, les savoirs, les techniques, à travers la diversité des langues, des religions et des générations, grâce à la pratique de la traduction. Comment la traduction peut-elle aider à l’accueil des réfugiés ? Quand nous avons travaillé avec des arrivants en classe d’accueil, je leur ai posé la question suivante :«Quel est le mot de votre langue maternelle qui vous manque le plus ?» Un Albanais nous a répondu : «"Merzi", c’est quand quelque chose vous manque encore plus que le manque.»C’est autour de ces «intraduisibles» qu’on travaille.
L’autre projet qui découle à la fois des Maisons de la sagesse et du Dictionnaire des intraduisibles est de travailler en langues sur les intraduisibles des trois grands monothéismes. Comment dit-on ou ne dit-on pas «dieu» dans la Torah, dans la Bible, dans le Coran ? Comment dit-on l’autre ? Ce serait une bonne réponse aux fondamentalismes. Arendt nommait cela «la chancelante équivocité du monde», et elle en faisait la caractéristique de notre condition humaine. Je crois qu’elle a raison.
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