Illustration Matthieu Bourel
Dans «Les spermatozoïdes tournent toujours à droite», le biologiste Nathan H. Lents analyse avec drôlerie et sérieux les défauts physiques des humains, moins performants que de nombreux animaux.
«Nous autres humains, sommes une bande de mal fichus.» Il a beau sourire, l’homme qui balance cette phrase comme si de rien n’était, à 10 heures du matin devant un petit café, ne plaisante pas du tout. Et nonobstant un physique athlétique (grand, svelte), cet Américain de passage à Paris s’inclut d’emblée dans la farandole des hommes (et des femmes) qui n’ont vraiment rien de créatures parfaites : «Je fais partie des 40 % de la population américaine et européenne qui sont myopes. Or la myopie n’est pas causée par une blessure, mais par un défaut de conception. Notre globe oculaire est tout simplement trop long. Avant d’atteindre l’arrière de l’œil les images sont nettes, puis cette netteté est perdue lorsqu’elles parviennent enfin au niveau de la rétine.»
Il tombe ses lunettes de soleil et révèle des yeux bleus corrigés au laser, avant de poursuivre : «La vue de l’être humain est pitoyable si on la compare à l’excellente acuité visuelle de la plupart des oiseaux, et plus particulièrement des rapaces du type aigles et condors. Et je ne parle là que de la vision de jour…» Aurait-on affaire à un oiseau de mauvais augure ou à l’un de ces tristes sires qui ne focalisent que sur les défauts ? Ni l’un ni l’autre. Du haut de ses 40 ans, le biologiste Nathan H. Lents, professeur au John Jay College de New York, auteur d’un blog sur l’évolution humaine, s’est simplement fait une spécialité de chahuter nos idées reçues sur la prétendue perfection humaine.
Il marque une pause et s’attaque frontalement à nos sinus : «Nous avons tous un défaut d’écoulement. L’un des tuyaux essentiels est placé en hauteur. Quel plombier serait allé mettre ce genre de tuyau au-dessus des sinus et non en dessous ? Avez-vous déjà remarqué que les chiens, les chats et d’autres animaux ne semblent pas attraper aussi souvent un rhume que les humains ?»
Manifestement ravi de nous chercher méthodiquement des poux dans le corps, il assume pleinement : «Oui, oui, je cherche à attirer l’attention sur ce qui ne tourne pas rond chez nous. Faire un peu de provocation pour mieux balayer la conviction que nous avons d’être le top de l’évolution.»L’objectif est parfaitement atteint dans son dernier ouvrage drôlement (mais au fond très sérieusement) intitulé Les spermatozoïdes tournent toujours à droite et autres bizarreries du corps humain (1).
Vous affirmez que les humains ont beaucoup trop d’os. Comment se fait-ce ?
D’abord, pour être honnête, nous ne sommes pas les seuls à présenter ce défaut. La nature regorge d’animaux dotés d’os inutiles, d’articulations qui ne fléchissent pas… Chez l’humain, l’exemple le plus connu est celui du coccyx. Si on le retire, et cela s’est déjà pratiqué, aucun problème. Ni pour s’asseoir ni pour se tenir debout ou marcher… On sait moins en revanche que notre poignet est en fait bien plus complexe qu’il ne devrait l’être. Il comprend huit os qui, au lieu de faciliter sa flexibilité, la restreignent. Si sa conception avait été rationnelle, il offrirait à la main une amplitude totale de mouvement et les doigts pourraient se plier vers l’arrière.
Nos chevilles aussi possèdent des os en pagaille : sept, dont la plupart sont inutiles. Conséquence de ce fatras d’éléments : la fréquence d’entorses et de foulures. Je vous signale aussi que nous avons dans l’avant-bras un tendon (il a disparu chez certains au cours de l’évolution) qui devait être précieux pour s’accrocher aux arbres mais qui se révèle aujourd’hui inutile. Il y a des chirurgiens qui s’en servent pour des interventions.
Mais pourquoi l’évolution ne nous a pas débarrassés de ce fatras ?
Le créationnisme nous a laissé deux fantômes. D’abord, la conviction que nous sommes les champions de l’évolution, alors que chaque espèce a évolué, dans des habitats différents, sans que l’une ne soit supérieure à l’autre. Le second fantôme, c’est notre façon de croire à notre perfection, à notre adaptation parfaite au monde. Or la nature ne produit pas de perfection. L’évolution n’est pas un «designer». Et ne regarde pas le long terme ou vers un sens donné. Elle se produit pas à pas et fait des compromis. Quand un os n’est plus utile, le supprimer n’est pas aussi simple que d’actionner un interrupteur. Des centaines, voire des milliers d’interrupteurs doivent être actionnés, et ce sans abîmer les milliers d’autres structures construites à l’aide de ces mêmes gènes. Souvenez-vous également que la sélection naturelle actionne ces interrupteurs de manière aléatoire… Comme si on mettait un chimpanzé face à un clavier.
Vous vous attaquez aussi à notre gorge. Elle serait, elle aussi, un «compromis» de l’évolution ?
Nous disposons d’un tuyau unique pour manger et respirer, à la différence des cétacés (baleines et dauphins) qui possèdent des évents, innovation très efficace qui offre un conduit dédié à l’air. Les humains et d’autres mammifères n’ont pas été dotés d’un tel appareil. Lorsque nous avalons, nous devons momentanément cesser de respirer. Mais si tous les mammifères peuvent se retrouver avec un corps étranger coincé dans leur trachée, les humains sont particulièrement vulnérables à l’étouffement. Aux Etats-Unis, près de 5 000 personnes sont mortes étouffées en 2014, la plupart à cause d’une fausse route, en ingérant un aliment. Cela s’explique par l’évolution anatomique de notre cou. Chez les autres grands singes, le larynx est situé plus bas que chez l’homme, ce qui leur donne un cou plus long, offrant aux muscles impliqués dans la déglutition plus de place pour opérer. Chez nous, le larynx a glissé vers le haut, raccourcissant la gorge et réduisant l’espace au sein duquel se déroule la phase délicate de la déglutition. Et il s’agit vraiment d’une limite de l’évolution darwinienne. Mais il y a aussi un gain : la plupart des scientifiques sont persuadés que si notre larynx a remonté dans le cou humain, c’est aussi ce qui lui permet de bien vocaliser, d’émettre une palette bien plus large de sons. De parler.
Qu’y a-t-il de pire en nous ?
La reproduction. Nous figurons parmi les reproducteurs les moins talentueux du règne animal. Normalement, les spermatozoïdes sont de petits nageurs émérites. Chez l’humain, ils avancent dans un mouvement en tire-bouchon. Cette rotation les propulse vers l’avant et la droite, selon un trajet aléatoire. Ils parcourent du coup énormément de chemin pour couvrir une distance très courte du vagin aux trompes de Fallope. Ils peuvent mettre trois jours pour atteindre l’ovocyte. Du coup, l’homme doit en produire une grande quantité (environ 200 millions) pour qu’un seul parvienne à destination. En face, près de 25 % de problèmes de fertilité féminins sont liés à une incapacité à ovuler correctement. Même quand tout se passe bien, la grossesse n’est pas garantie ! Entre 10 % et 25 % des grossesses détectées se terminent en fausse couche au cours du premier trimestre.
Mais le pire, c’est la naissance. Depuis l’apparition de notre espèce, elle a la majeure partie du temps constitué la première cause de mortalité, avant que la médecine ne soit en mesure de pallier nos problèmes de bébés à gros crânes, mais aussi de pelvis qui a bougé lorsque nous sommes devenus bipèdes, et la relative étroitesse des hanches des femmes. Ce péril de la naissance est exclusivement humain alors que, par exemple, les mamans gorilles continuent souvent de manger ou de s’occuper de leurs autres rejetons pendant l’accouchement. Ou prenez les vaches : elles semblent à peine se rendre compte qu’elles mettent bas.
Mais nous sommes quand même plus de 7 milliards d’individus sur cette Terre…
Il y a deux millions d’années, il y a eu jusqu’à sept espèces d’ancêtres des humains, les Australopithèques, mais une seule a survécu. Et avant l’agriculture, il y a environ quinze mille ans, nous étions nettement moins nombreux. Notre succès est récent. Et je ne suis pas sûr qu’il était inscrit dans notre destinée.
Vous avez décidé de coller le bourdon à toute l’humanité ?
Absolument pas. Mon message n’est pas pessimiste. Nous n’avons pas besoin d’être parfaits en tout, comme le suggère notre arrogance. Notre corps est plus faible que celui de la plupart des espèces, mais nous avons nos cerveaux, plus efficaces que nos corps, alors que les animaux sont plus performants avec leur corps. Notre cerveau, et plus précisément notre cortex dont le développement (près de 20 fois plus gros que celui d’un chimpanzé) est notre trait distinctif. C’est lui qui nous permet de recréer le monde dans nos têtes, d’élaborer des scénarios, d’imaginer des choses qui n’existent pas. En outre, nous vivons ensemble, pratiquons la coopération à un haut niveau… Et si nous dépendons de notre environnement, nous pouvons aussi l’adapter, voire le créer, alors que l’animal en dépend totalement. Essayez de mettre un pingouin dans le désert, il mourra, alors qu’un Esquimau trouvera comment s’adapter. Au fond, notre évolution culturelle a pris le pas sur notre anatomie.
(1) Larousse, 320 pp.
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