Non, les « bullshits jobs » ne sont pas la norme. Les Français continuent de trouver leur travail nécessaire, explique Annie Kahn dans sa chronique.
Chronique « Ma vie en boîte ». Les boulots « à la con » ont-ils effectivement envahi le marché du travail, comme le soutient l’anthropologue américain David Graeber, dont le livre Bullshit Jobs (Les Liens qui libèrent, 416 pages, 25 euros) vient d’être publié en français et connaît un fort retentissement médiatique ? La plupart des emplois, même les mieux rémunérés, seraient-ils totalement inutiles mais néanmoins maintenus parce que « la classe dirigeante a compris qu’une population heureuse, productive et jouissant de temps libre est un danger mortel », comme l’affirme l’auteur ?
On était en droit d’en douter. Pour des raisons économiques, d’abord. Car s’il existe encore quelques personnes placardisées dans de grands groupes particulièrement rentables, le phénomène devient rarissime, voire inexistant, dans les petites et moyennes entreprises, qui assurent environ 70 % de l’emploi du secteur privé français. Ces sociétés se doivent en effet d’être vigilantes pour rester à flot et dégager les marges financières nécessaires à leur survie.
Pour des raisons scientifiques, ensuite. L’ouvrage, presque totalement dépourvu de données statistiques, repose essentiellement sur des intuitions et des histoires de voisinage. L’auteur en convient lui-même : « Il est difficile de trouver une mesure objective au phénomène. »
Il est donc très salutaire que la Fondation Jean-Jaurès se soit attelée à la tâche, en s’associant à l’IFOP pour mener l’enquêteauprès d’un échantillon de 1 000 Français dits « actifs », c’est-à-dire ayant un emploi rémunéré. Les résultats, signés de Jérôme Fourquet, analyste politique et directeur de l’IFOP, Alain Mergier, sociologue, et Chloé Morin, directrice de projets internationaux chez Ipsos, ont été publiés le 3 octobre.
IL EN EST AINSI TANT POUR LES TRAVAILLEURS MANUELS QUE POUR LES PROFESSIONS À DOMINANTE INTELLECTUELLE
Ils infirment totalement ceux cités dans l’ouvrage de David Graeber. « Dans leur écrasante majorité (88 %), les actifs jugent plutôt leur travail utile à leur entreprise », affirment les experts de la Fondation Jean-Jaurès et de l’IFOP.
Il en est ainsi tant pour les travailleurs manuels que pour les professions à dominante intellectuelle. Ce profond sentiment d’utilité ne se limite pas à l’entreprise qui les emploie. Il « est légèrement inférieur, tout en restant néanmoins élevé (78 %), s’agissant de la contribution estimée à la société et à la collectivité », ajoutent les auteurs de l’étude.
Une exception française ?
Assiste-t-on à une nouvelle exception française, qui voudrait que les employeurs de l’Hexagone gèrent leurs entreprises, et leur personnel en particulier, de façon moins laxiste que le reste du monde, et, en particulier, que les employeurs américains évoqués – sans être cités – par David Graeber ?
A moins que ce ne soit les travailleurs qui ne trouvent plus facilement en France un sens à leur action que partout ailleurs ? Certes, les Français ont une spécificité : « ils investissent fortement le travail », rappelle l’étude de la Fondation Jean-Jaurès.
Une enquête européenne de l’économiste Lucie Davoine et de la sociologue Dominique Méda, réalisée en 2009, démontre ainsi que 70 % des Français jugent leur travail « très important », contre 40 % seulement des Danois et des Britanniques. Il se pourrait donc qu’il soit impossible pour une grande majorité de Français de douter de l’utilité de leur travail, car cette reconnaissance aurait « des conséquences identitaires profondes », analysent les politologues et sociologue de la Fondation Jean-Jaurès.
SI LES FRANÇAIS SE SENTENT UTILES, ILS SOUFFRENT EN REVANCHE D’UN MANQUE DE RECONNAISSANCE
Si les Français se sentent utiles, ils souffrent en revanche d’un manque de reconnaissance. « Seulement 44 % des actifs français jugent que leur travail est reconnu à sa juste valeur par leur entreprise ou la structure qui les emploie », notent les auteurs de la Fondation Jean-Jaurès. Un taux beaucoup plus faible que celui enregistré au Royaume-Uni, en Allemagne ou aux Etats-Unis. Cette caractéristique est sans doute une conséquence logique de la valeur que les Français accordent à leur activité professionnelle. Elle a pour contrepartie de provoquer des remises en causes fondamentales, voire de susciter l’impression de se sentir nié dans tout son être dès lors que le travail accompli n’est pas explicitement reconnu.
Inquiétude et remise en cause
Il en est ainsi davantage aujourd’hui qu’hier, en raison des incertitudes économiques, poursuivent les auteurs. Durant les « trente glorieuses », la croissance et la confiance accordée au progrès rendaient la réussite globale plus visible, et la réussite individuelle plus probable. L’instabilité actuelle est source d’inquiétude, de remise en cause, rendant d’autant plus nécessaire tout signe d’intérêt et d’appréciation.
AILLEURS DANS LE MONDE, LE RESPECT PAR SES SUPÉRIEURS SERAIT PLUS ESSENTIEL QUE LA RECONNAISSANCE
Curieusement, si ce fort besoin de « reconnaissance » semble être une spécificité française, celui de « se sentir respecté par ses supérieurs » arrive en tête de liste des attitudes comportementales que, globalement, les employés du monde entier attendent de leur hiérarchie, observe Kristie Rogers, professeure de management à Marquette University, à Milwaukee (Wisconsin), dans un article de la Harvard Business Review d’août.
Une étude portant sur près de 20 000 actifs, et signée de Christine Porath, professeure de management à Georgetown University, à Washington, en atteste. Le respect serait plus essentiel que la reconnaissance, ou l’aptitude à communiquer une vision, à prodiguer critiques et commentaires constructifs.
On se demande alors si ce ne serait pas plutôt la culture managériale des dirigeants qui est en cause. Si plus de 66 % des Français ne se sentent pas reconnus, plus de la moitié des travailleurs interrogés pour l’étude américaine ne se sentent pas respectés par leurs dirigeants. Deux carences problématiques à l’heure de l’« entreprise agile », où les dirigeants se doivent de faire et d’inspirer confiance à des collaborateurs plus responsables de leurs actions, et doutant ainsi d’autant moins de leur utilité.
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