Depuis près de soixante ans, un scandale environnemental chasse l’autre. A chaque fois, on se dit « plus jamais ça ». Petite histoire de l’apathie.
Vous avez le sentiment que l’environnement est désormais, enfin et pour de bon, au centre de l’attention médiatique et politique ? Vous pensez que les choses vont peut-être changer ? Que l’opinion n’a jamais été aussi sensibilisée aux problèmes liés à la santé, à l’environnement, aux pollutions, etc. ? Que ces questions sont maintenant ancrées au débat, et qu’elles n’en partiront plus ? Il n’est pas tout à fait impossible que vous ayez tort. Et que dans deux, cinq ou dix ans, nous soyons passés à autre chose… avant que les mêmes problèmes ne se reposent à nous.
Lassitude des médias et de leurs publics, conjuration plus ou moins involontaire des questions incommodantes, désintérêt des pouvoirs publics pour les problèmes qui ne peuvent être résolus que par des contraintes économiques… Les raisons de cette alternance entre amnésie et redécouverte collectives sont difficilement solubles. Mais la réalité de ces cycles ne fait aucun doute. L’historien des sciences américain Robert Proctor (université Stanford) le dit dans Golden Holocaust (Des Equateurs, 2014), son grand Livre sur le tabac : « Certains composants de la cigarette sont étonnamment méconnus, ou plutôt ils sont connus, médiatisés un temps, puis oubliés au gré du cycle de l’attention et de l’oubli des médias », écrit-il à propos du polonium 210, un radionucléide fixé par la feuille de tabac et donc présent dans les cigarettes que nous fumons. Qui sait, aujourd’hui, que nos clopes contiennent ce métal lourd ? Et que la consommation d’un paquet et demi par jour équivaut à s’exposer annuellement à une dose de rayonnement équivalente à 300 radiographies du thorax ?
« Béances idéologiques » et « puits de désintérêt »
Pourtant, rappelle Robert Proctor, dans les années 1970, puis 1980, cette histoire de polonium s’est largement diffusée dans les médias de masse et la littérature scientifique. « Il semble qu’à chaque décennie, on redécouvre le polonium, qu’on médiatise de nouveau l’affaire avant de l’oublier une fois encore, écrit-il. Pourquoi cette alternance cyclique de redécouvertes et d’oublis ? » L’historien formule l’hypothèse suivante : certains sujets tombent dans ce qu’il nomme des « béances idéologiques »ou des « puits de désintérêt ». Lorsque des questions ne s’insèrent pas dans les grandes idéologies, elles ne trouvent jamais la résonance politique qui permettrait de les maintenir vivaces à l’esprit de tous. « Elles font régulièrement l’objet de révélations mais retombent rapidement dans le silence du sommeil, dit Proctor. Le savoir s’évapore ; l’ignorance reprend le dessus. »
Ce schéma de cycles de l’attention et de l’oubli s’applique remarquablement bien aux sujets d’environnement et de santé. Vous pensez que le pataquès du glyphosate révèle une prise de conscience de la nocivité des pesticides ? Lisez la couverture du New York Times sur la controverse de l’époque autour du célèbre insecticide DDT, dans les années 1960 : elle ressemble à s’y méprendre à ce que les journaux écrivent aujourd’hui sur le glyphosate. L’opinion est-elle aujourd’hui bien plus mobilisée qu’alors ? Détrompez-vous : à cette époque, l’opus magnum de la biologiste américaine Rachel Carson, Printemps silencieux (1962,réédité chez Wildproject Editions en 2014), dont le sujet était précisément les dégâts des pesticides agricoles sur l’environnement, se vendit à plusieurs millions d’exemplaires aux Etats-Unis et fut traduit en plus de quinze langues. C’était en 1963. Il y a cinquante-cinq ans. Depuis, le DDT a été interdit dans ses usages agricoles mais il a été remplacé, dans une apathie générale, par une myriade de substances bien plus puissantes.
Indignation générale
Printemps silencieux. Le titre du livre disait la crainte de voir disparaître les oiseaux des champs aspergés de produits phytosanitaires. Souvenez-vous de la « une » du Monde du 21 mars : « Les oiseaux disparaissent des campagnes françaises à une vitesse vertigineuse ». En France, selon le Muséum national d’histoire naturelle et le CNRS, environ 30 % des oiseaux des champs ont disparu au cours des quinze dernières années. Avec, au nombre des causes mises en avant par les chercheurs, l’utilisation des agrotoxiques… Nous nous inquiétons, nous oublions puis redécouvrons les problèmes ; nous n’échappons pas à leurs effets.
Souvenez-vous du film-enquête de « Cash investigation », diffusé le 13 septembre 2016 sur France 2, sur l’ajout dans les charcuteries de sels nitrés (à base de nitrates ou de nitrites), ces conservateurs-colorants d’usage superflu et néanmoins cancérogènes : l’indignation fut générale. Comme la stupéfaction devant cette archive télévisuelle des années 1970, un entretien avec le cancérologue Léon Schwartzenberg, diffusé dans le documentaire, dans lequel on apprend que la cancérogénicité de ces substances dans la viande transformée est connue de longue date…
Additifs cancérogènes
Le médecin parle de ces substances avec la tranquillité et l’aplomb de celui qui parle d’un fait bien connu de tous, et non controversé… Las ! Nous l’avions tous oublié. Dans son livre Cochonneries (La Découverte, 2017), Guillaume Coudray remonte le fil de la connaissance de la nocivité de ces produits et montre que, dès 1908, dans la revue médicale britannique The Lancet, chercheurs et médecins s’inquiétaient de l’ajout de ces produits dans la charcuterie industrielle… Le livre raconte aussi comment, dans les années 1970, la presse américaine fourmille d’articles s’indignant de ces additifs cancérogènes. Et puis plus rien, ou pas grand-chose… jusqu’à la classification de nos chers saucissons, chorizos et autres saucisses de Francfort comme « cancérogènes certains » par le Centre international de recherche sur le cancer, en 2015, qui a remis cette controverse sur le devant de la scène.
Tout cela n’est peut-être que des détails… Les grandes questions d’environnement, elles, ne s’imposeraient-elles pas à nous ? Le changement climatique, par exemple… Encore raté ! En 1979, le premier grand rapport scientifique sur le sujet était rendu par l’Académie des sciences américaine et disait simplement que le réchauffement se produirait si nous poursuivions nos émissions de gaz à effet de serre. Il n’y avait aucun doute. Le 12 juillet 1979, dans son éditorial, le New York Times écrivait que les conséquences des émissions de gaz à effet de serre pourraient être « désastreuses ». Suivait une énumération d’effets catastrophiques en tous points semblables à ceux que vous pouvez lire aujourd’hui dans la presse. « Il n’est pas difficile, écrivait l’éditorialiste du Times, de voir comment l’intensification de l’effet de serre pourrait produire un désastre bien pire que tout accident nucléaire imaginable. » Il était bien plus difficile de ne pas l’oublier.
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