A Paris, le 13 février. Photo Cyril Zannettacci
«Libération» a pu consulter les résultats du recensement réalisé dans la capitale lors de la «Nuit de la solidarité» du 15 au 16 février. Une étude qui permet de mieux cerner les profils des personnes sans domicile fixe.
Combien de personnes dorment dehors dans la capitale ? La question traverse l’esprit des habitants et visiteurs de Paris, tant la grande précarité est omniprésente dans l’espace public. Pour la première fois, un décompte réalisé à un instant donné, la nuit du 15 au 16 février, a permis d’établir une photographie de la grande exclusion et d’approcher la réalité du «sans-abrisme». Au total, lors de ce recensement inédit appelé «Nuit de la solidarité», organisé par la mairie de Paris, 3 035 sans-domicile-fixe ont été comptés sur la voie publique, et 18 150 autres personnes étaient hébergées dans des structures provisoires créées dans le cadre du plan Grand Froid (2 150) ou dans des centres ouverts à l’année ou des hôtels (16 000).
Secteurs
Si l’on additionne les chiffres, ce sont donc 21 185 personnes sans domicile qui étaient soit à la rue soit dans des structures mises en place par les services sociaux. Pour procéder au comptage des personnes dormant dehors, la capitale a été subdivisée en 344 secteurs, quadrillés par autant d’équipes constituées de travailleurs sociaux formés aux techniques du recensement et de bénévoles (1 700 participants au total). Des décomptes ont aussi été effectués dans les gares, les stations de métro, les salles d’attente des hôpitaux, les bois des Boulogne et de Vincennes. A chaque fois que les recenseurs ont rencontré des personnes sans abri, un questionnaire anonyme a été rempli.
Si le chiffre global (près de 3 000 personnes dormant dehors) a été publié cinq jours après le recensement, l’examen «qualitatif» des réponses aux questionnaires a nécessité du temps. L’«analyse des données issues du décompte de la Nuit de la solidarité»vient de donner lieu à un rapport de l’Atelier parisien d’urbanisme (Apur), auquel Libération a eu accès en exclusivité (1). Il révèle une précarité installée dans la durée pour près de la moitié des personnes rencontrées : 46 % sont à la rue depuis plus d’un an (20 % depuis plus de cinq ans). Près de la moitié des personnes (45 %)affirment n’avoir jamais fréquenté un centre d’hébergement : 65 % n’appellent «jamais»le 115, le numéro du Samu social, pour obtenir une place dans un centre. D’ailleurs, 19 % ne connaissent pas ce numéro. Pour expliquer leur non-recours, ils invoquent les difficultés à joindre le 115 (un constat établi de longue date par de nombreuses enquêtes), le fait de se voir répondre qu’il n’y a plus de place, les problèmes d’insécurité, de vols ou les horaires contraignants des centres…
Minoré
Les résultats du recensement dévoilent aussi les moyens de survie dont disposent les personnes à la rue : 36 % disent recourir à la mendicité, 34 % perçoivent des allocations ou des mimima sociaux, 22 % font des «petits boulots», 8 % sont aidés par des proches ou des amis, 5 % ont un salaire provenant d’un travail déclaré, 3% une pension de retraite et 7 % d’autres types de revenus (2). Parmi les personnes rencontrées, les hommes sont ultramajoritaires (88 %). Mais le pourcentage de femmes (12 %) est sans doute minoré, estime le rapport.Autre statistique : 16% des SDF ont moins de 25 ans. Enfin, 23 familles, avec 35 enfants, ont été dénombrées.
(1) «Les personnes en situation de rue à Paris la nuit du 15 au 16 février 2018» par l’Apur (octobre 2018).
(2) Plusieurs réponses possibles.
Les familles, minoritaires et immigrées
Les équipes qui ont parcouru Paris, lors de la «Nuit de la solidarité», pour recenser le nombre de personnes à la rue, ont rencontré 23 familles sans abri (11 couples et 12 parents seuls) accompagnées de 35 enfants, représentant au total 69 personnes, soit un peu plus de 2 % des 3 035 personnes décomptées comme SDF dans la capitale. «Près d’une famille sur deux dit être à la rue depuis plus d’un an», indique l’étude de l’Atelier parisien d’urbanisme (Apur). Dans son analyse des données recueillies cette nuit-là, Marion Giovanangeli (université Paris-Dauphine) note que ce taux de 2 % «ne reflète pas la situation des familles sans domicile dans sa globalité : les sans-domicile ne se réduisent pas aux personnes passant la nuit dans des lieux non prévus pour l’habitation [à la rue, dans des tentes… ndlr]». Se référant à d’autres enquêtes menées depuis plus d’une vingtaine d’années par l’Institut national des études démographiques (Ined) et l’Insee, la sociologue pointe une «massification des familles parmi le public sans domicile à Paris». Une étude (1) menée en 2014 par Emmanuelle Guyavarch, responsable de la régulation au Samu social de Paris, et Elsa Garcin, sociodémographe, met «en évidence l’augmentation constante des familles parmi les personnes prises en charge [par le 115], passant de 13 % à 65 % des hébergés», entre 1999 et 2012, précise Marion Giovanangeli
La précarité n’épargne personne, pas même des familles avec des enfants. Un constat partagé par Pierre Eloy, du Centre de recherche de l’institut de démographie de l’université de Paris-I. «Si le phénomène de sans abrisme [des familles] était marginal dans les années 1990, […] il tend à s’accroître face au nombre de familles toujours plus important ayant recours au […] 115», écrit-il dans l’étude de l’Apur. «La forte augmentation de demandes d’hébergement conjointement à la baisse temporaire des crédits alloués à l’hébergement d’urgence en 2011 conduit les dispositifs du Samu social à la saturation à partir de 2012.» Qui sont donc ces familles à la rue ? Des immigrés primo-arrivants, des Roms expulsés de leurs bidonvilles, des déboutés du droit d’asile qui perdent leur place dans les centres d’accueil pour demandeurs d’asile (Cada), mais aussi des adultes précaires hébergés avec leurs enfants par des tiers (amis, parents…) et dont la cohabitation cesse.
(1) «Publics hébergés par le 115 de Paris : une forte progression des familles», Informations sociales n° 182 (année 2014).
Les femmes, discrètes et plus difficiles à dénombrer et à suivre
Seules 12 % des personnes rencontrées lors de la «Nuit de la solidarité» étaient des femmes. Peut-être parce que dans la rue, celles-ci s’invisibilisent pour se protéger, ainsi qu’en témoignait l’année dernière dans Libération une ancienne sans-domicile-fixe, Anne : «Les gens ne se doutent pas que les femmes sans abri peuvent être si nombreuses, car ils ne les voient pas. Elles ont peur des viols, des racketteurs, alors elles se cachent. […] A Paris, elles n’ont que deux lieux d’accueil d’urgence non mixtes.» Cachées dans des endroits plus ou moins visibles - elles cherchent par exemple davantage que les hommes à passer la nuit à l’hôpital ou dans une voiture -, elles ont pu ne pas être toutes repérées lors de l’opération de février.
D’autres enquêtes, prenant en compte l’ensemble de ceux qui fréquentent des lieux d’hébergement et de restauration d’urgence, montrent que leur part est plus importante : le Samu social de Paris estimait par exemple en 2017 qu’elles constituaient 22 % des SDF parisiens. «La relative absence des femmes dans la population enquêtée s’explique en partie par un traitement genré et familialiste des problématiques d’exclusion : les femmes ayant des enfants sont la cible prioritaire des dispositifs d’action publique. Elles sont donc prises en charge plus rapidement et rares sont celles qui n’ont aucune solution d’hébergement : à peine 1 % des femmes sans domicile parisiennes sont sans abri, soit neuf fois moins que l’ensemble de la population enquêtée à Paris», explique Marie Loison-Leruste, enseignante-chercheuse à l’université Paris-XIII-Sorbonne Paris Cité, qui livre son analyse des données recueillies lors de la Nuit de solidarité dans le rapport produit par l’Apur.
Le document rappelle qu’en 2012, une enquête de l’Insee relevait déjà que si le nombre de femmes sans domicile dans l’agglomération parisienne avait doublé depuis 2001, elles restaient «davantage représentées dans les hébergements en chambre d’hôtel, en logements et beaucoup moins parmi les personnes qui viv[aient] à la rue». Selon le rapport, «les 186 femmes décomptées [parmi les 3 035 SDF recensés lors de la Nuit de solidarité]sont certainement un nombre a minima de la réalité».
Lorsqu’elles vivent à la rue, les femmes sont cependant dans des situations plus précaires que les hommes : elles sont moins souvent suivies par un travailleur social que les hommes (12 % contre 28 %) et moins nombreuses à disposer d’une couverture maladie (21 % contre 33 %). Si les femmes restent moins longtemps à la rue que les hommes, «les évolutions sociologiques les plus tranchées concernent les jeunes femmes : seules 4 % avaient moins de 25 ans en 19001, 13 % aujourd’hui», relève de son côté l’historienne Axelle Brodiez-Dolino, du CNRS.
(1) Chiffres tirés de l’enquête de l’anthropologue Patrick Gaboriau sur les «mendiants et vagabonds au tournant des XIXe et XXe siècles».
Les jeunes, en groupes dans le Nord-Est
C’est en arrivant à Paris que, pour beaucoup de jeunes âgés de moins de 25 ans rencontrés lors de la «Nuit de la solidarité», les ennuis ont commencé. Il apparaît en effet que sept jeunes sur dix ont entamé leur parcours d’errance récemment (il durait depuis moins de trois mois pour 56 % d’entre eux), à partir du moment où ils ont mis les pieds dans la capitale.
Si les données récoltées en février ne comprennent pas l’origine ou la nationalité des personnes, les auteurs de l’analyse relèvent qu’«une arrivée récente suite à un parcours migratoire semble correspondre à une partie de ces jeunes déclarant dormir dans des tentes. Leur concentration dans les XVIIIe et XIXe arrondissements [où l’on recense plusieurs campements de migrants, ndlr] est une indication supplémentaire en faveur de cette hypothèse. Par ailleurs, la forte présence de jeunes dans le Xe, un arrondissement comportant deux gares, peut témoigner du fait que ce territoire est une porte d’entrée dans la capitale pour de jeunes gens venus de banlieue ou de province tenter leur chance à Paris.»
Selon le rapport, les jeunes ont moins recours aux dispositifs sociaux mais bénéficient davantage de la solidarité familiale ou communautaire. Même s’ils vivent principalement en faisant la manche, 14 % reçoivent ainsi de l’argent de leurs proches : c’est deux fois plus que pour les plus de 25 ans. Ils sont également plus nombreux que les autres à avoir été hébergés par de la famille ou des amis, plutôt que dans des centres dédiés. 77 % n’ont ainsi jamais fait appel au 115, ce qui s’explique à la fois par le caractère récent de leur errance.
Ils ne sont aussi que 7 % à bénéficier de prestations sociales (contre un bon tiers des plus de 55 ans), et 13 % à disposer d’une couverture maladie. Résultat, 34 % disent avoir des problèmes de santé. Les jeunes restent par ailleurs proportionnellement plus souvent en groupe que les autres catégories, puisqu’ils ne comptent que pour 16 % des personnes rencontrées en février mais composent un tiers des 83 groupes recensés.
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