Pierre-Michel Llorca, chef de service au CHU de Clermont-Ferrand et auteur d’un livre à paraître le 12 septembre, décrit une situation devenue « intenable ».
Rennes, Le Rouvray et Le Havre (Seine-Maritime), Amiens… Depuis plusieurs mois, des soignants multiplient les grèves dans les hôpitaux psychiatriques pour dénoncer la dégradation de leurs conditions de travail et réclamer davantage de moyens. Le professeur Pierre-Michel Llorca, chef de service au CHU de Clermont-Ferrand, cosigne, sous l’égide de la Fondation FondaMental et de l’Institut Montaigne, Psychiatrie : l’état d’urgence (Fayard, 432 pages, 24 euros), à paraître le 12 septembre, dans lequel il dresse un état des lieux alarmant de cette spécialité médicale.
En quoi la psychiatrie publique est-elle, selon vous, en situation d’« état d’urgence » ?
Le système de soins en psychiatrie est à bout de souffle. Depuis le début de la décennie, il a dû absorber 300 000 patients supplémentaires faisant l’objet d’un suivi régulier. En face, l’offre n’a pas suivi. En quarante ans, on a même perdu 40 % des psychiatres. En toute logique, les conditions de travail et donc les conditions de soins n’ont cessé de se dégrader, engendrant de la souffrance pour les malades, leurs proches et les équipes médicales. Dans certains endroits, la situation est aujourd’hui intenable.
Cette situation de crise est pourtant peu présente dans le débat public…
On peut effectivement s’interroger sur les raisons d’un tel désintérêt. Est-ce dû à de la méconnaissance ? Du déni ? Des préjugés ? Cette occultation a quelque chose de paradoxal lorsqu’on sait que près de 12 millions de personnes sont touchées chaque année par une maladie mentale, soit un Français sur cinq. Il s’agit d’un enjeu de santé publique majeur. La dépression, qui affecte 2,5 millions de personnes chaque année, est par exemple en passe de devenir la première cause d’arrêt-maladie. Les maladies psychiatriques coûtent plus cher à l’Assurance-maladie que les maladies cardio-vasculaires ou les cancers.
Vous comparez la situation de la psychiatrie à celle de la cancérologie il y a vingt ans…
Oui, il y a beaucoup d’analogies. Il y a vingt ans, le cancer était quelque chose dont on ne parlait pas. On ne prononçait même pas le mot. Comme en psychiatrie, les parcours étaient éclatés, les patients stigmatisés, la recherche sans pilote… Il y a eu une vraie volonté politique de prendre ce problème à bras-le-corps. Les choses ont été traitées, avec des plans et des moyens, l’Institut national du cancer (INCa) a été créé, et on est progressivement sorti d’un vécu stigmatisant de la maladie cancéreuse. J’aimerais que la psychiatrie suive le même chemin, et qu’un opérateur national définisse et pilote une vision stratégique de la psychiatrie et de la santé mentale.
Comment expliquer l’actuelle déshérence de la psychiatrie ? Est-elle due à des restrictions budgétaires ?
D’un point de vue budgétaire, la psychiatrie fonctionne grâce une dotation annuelle de financement. Son montant ne prend pas réellement en compte l’activité des établissements. Il n’intègre pas non plus les besoins liés aux bassins de population, la prévalence de certaines pathologies dans tel ou tel territoire ou les innovations mises en place. Certes les budgets ont augmenté ces dernières années mais les hausses n’ont pas été à la hauteur des nouveaux besoins. Il est urgent de mettre en place un mode de financement adapté à la psychiatrie et ainsi la sortir de la paupérisation.
Faute de place, des soignants estiment n’avoir plus les moyens d’hospitaliser dignement leurs patients. A-t-on fermé trop de lits ces dernières années en France ?
Entre 1990 et 2011, on est passé de 120 000 à 55 000 lits de psychiatrie. Au cours de la même période, moins de 13 000 ont été créés dans des structures alternatives à l’hôpital, comme des maisons et foyers d’accueil spécialisés. Si le dispositif craque, ce n’est pas parce que l’on a fermé des lits, mais parce qu’on n’a pas redéployé les moyens économisés vers les structures ambulatoires.
Est-ce qu’il y a encore trop de patients hospitalisés ?
C’est le talon d’Achille du modèle français. Un quart des patients sont pris en charge à temps complet, soit 342 000 patients. Faute de places dans des structures telles que des centres de post-cures, des appartements thérapeutiques, des services d’hospitalisation à domicile, ou faute de suffisamment d’équipes mobiles, des milliers de malades sont condamnés à passer quasiment toute leur vie à l’hôpital, sans projet, loin de leur lieu de vie.
Vous décrivez des délais de prise en charge qui s’allongent, des centres médico-psychologiques (CMP) débordés par la hausse des demandes. L’organisation en « secteurs » est-elle en échec ?
L’organisation en secteurs, née au début des années 1960, dans une logique d’aménagement du territoire, était une belle idée, extrêmement ambitieuse. Sa philosophie était de pouvoir proposer à tous les Français le même type de soins, qu’ils habitent à Paris ou dans le Cantal.
Mais en cinquante ans, cet idéal est devenu un capharnaüm organisationnel, où, à force de réformes successives mal digérées, les acteurs eux-mêmes ne s’y retrouvent plus. Et la demande ne cesse de croître. L’obtention d’un diagnostic peut par exemple prendre entre un an et un an et demi dans des cas extrêmes comme les troubles du spectre de l’autisme.
Faut-il revoir cette organisation ?
Le dispositif s’est sclérosé. L’organisation ne répond plus aux attentes. En cinquante ans, les besoins ont changé, la psychiatrie a changé… On ne traite plus les gens aujourd’hui comme on les traitait dans les années 1960, les réponses sont plus spécialisées. Il faudrait adapter ces missions de secteurs, on pourrait par exemple graduer les niveaux de réponse, rendre le système plus lisible…
A l’issue de votre enquête, quel dysfonctionnement vous paraît le plus inquiétant ?
La situation de la pédopsychiatrie est extrêmement préoccupante. Il y a un déficit de propositions de soins qui s’est aggravé ces dernières années, principalement lié à un déficit de recrutement. Le nombre de pédopsychiatres a chuté de moitié en dix ans alors même que la demande sociétale est en extension. C’est un phénomène qui s’est installé petit à petit, presque insidieusement et qui a aujourd’hui des conséquences terribles.
En dépit de ce constat, de nombreuses initiatives et innovations existent, dans le domaine des techniques de prise en charge, de l’organisation… Elles sont le reflet de l’engagement des soignants, de leur volonté de faire évoluer le système et de l’amélioration réelle de la collaboration avec les patients et les familles, même si des progrès restent à faire. Enfin, n’oublions pas la recherche qui progresse, mais reste également le parent pauvre des financements publics et doit être soutenue.
Vous faites 25 propositions pour « sortir la psychiatrie de l’état d’urgence ». Laquelle vous paraît la plus décisive ?
Outre une meilleure coordination et organisation des acteurs, il faudrait un véritable mouvement collectif de déstigmatisation de la santé mentale. Car les conséquences de cette stigmatisation sont délétères pour les personnes malades : discrimination, difficile accès aux droits, recours tardif à l’offre de soins… Des études ont montré que si vous arrivez dans un service d’urgences et que l’on identifie que vous avez des troubles psychiatriques, vous avez deux à trois fois moins de chance d’avoir le traitement adapté. La déstigmatisation serait un levier majeur de prévention.
Une manifestation à Paris
Plusieurs centaines de salariés des trois hôpitaux psychiatriques parisiens (Sainte-Anne, Maison-Blanche et Perray-Vaucluse) ont manifesté jeudi 6 septembre pour dénoncer les conséquences sociales de la future fusion de leurs établissements, et notamment la perte de jours de RTT, alors qu’ils se disent déjà « épuisés ». Selon la direction des trois hôpitaux, 808 salariés sur 5023, soit environ 16 %, étaient en grève. Selon l’intersyndicale, en revanche, le nombre de grévistes était « plus élevé », et environ 1 100 personnes ont pris part à la manifestation.
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