Temps partiel, bas salaires... près de 8 % des Français en activité vivent sous le seuil de pauvreté. Deuxième volet de notre série.
LE MONDE | | Par Laurie Moniez (Lille, correspondance)
« J’ai parfois des idées noires », confie-t-il. Jean-Philippe Varet est un homme courageux, travailleur… et pauvre. A 44 ans, cet autoentrepreneur dans le bâtiment vit chaque fin de mois avec la boule au ventre. « On gratte au centime près. » Après dix ans de chômage et de RSA, il a monté sa boîte il y a quatre ans, juste avec un scooter et une remorque. Ce sont ses amis d’ATD Quart Monde qui lui ont payé cette année le permis, réussi du premier coup. « Pôle emploi m’avait promis de le financer mais ils n’avaient plus les fonds… »
Aujourd’hui sa petite entreprise de peinture, plâtre, et électricité vivote. « Depuis deux mois, c’est très calme, alors, j’accepte des petits chantiers pourris pour payer les 400 euros d’URSSAF, assurances, loyer, etc. » Dans ces conditions, le moindre pépin se transforme en galère. Une panne de voiture au mois d’août et le voilà dans l’incapacité de débourser 300 euros pour les réparations, l’obligeant à faire encore appel à ATD Quart Monde. Pour diminuer son budget alimentation, il loue un potager à l’année, et vend quelques légumes aux voisins.
Lorsque ce Roubaisien a su que la Ville proposait d’acquérir des maisons à 1 euro, il a cru pouvoir quitter son logement locatif insalubre du populaire quartier du Pile à Roubaix. « Mais mon autoentreprise n’est pas assez solvable : la banque n’a pas voulu me prêter les 15 000 euros nécessaires pour la rénovation. »
Une population oubliée des médias
Certains matins, il se demande pourquoi il se lève. « On n’encourage pas les gens qui veulent bosser. Il y a trop de charges, trop de comptes à rendre. » Surtout, Jean-Philippe et sa femme ont fait les calculs : entre la baisse des APL, la perte des bons alimentaires et de l’aide pour les factures d’électricité, ils gagnaient plus quand il était au chômage, grâce aux aides sociales et à quelques petits boulots. « Aujourd’hui, je travaille honnêtement, je bousille mon dos, et je suis encore plus pauvre qu’avant », soupire ce Nordiste.
Un million de personnes sur les six qui peuplent les Hauts-de-France vit sous le seuil de pauvreté, selon l’Insee, c’est-à-dire avec moins de 1 015 euros par mois pour une personne seule. La région compte 18,3 % de personnes pauvres (au sens monétaire), soit le taux le plus élevé de France métropolitaine (14,7 %), après la Corse (20,3 %). Taux de chômage (11,9 %), recours à la CMU-C (couverture maladie universelle complémentaire), surendettement, les Hauts-de-France cumulent d’autres indicateurs critiques.
« AUJOURD’HUI, JE TRAVAILLE HONNÊTEMENT, JE BOUSILLE MON DOS, ET JE SUIS ENCORE PLUS PAUVRE QU’AVANT », SOUPIRE JEAN-PHILIPPE VARET
Parmi ces pauvres, combien occupent un emploi ? Ni Pôle emploi, ni l’Insee, ni la région ou le département du Nord n’ont de chiffres précis sur ces travailleurs de l’ombre, frange de la population oubliée des médias. Mais le phénomène est bien réel.
Selon une étude de novembre 2017 de l’Observatoire des inégalités, 700 000 salariés disposent en France d’un niveau de vie inférieur au seuil de pauvreté, soit parce qu’ils travaillent à temps partiel avec de très bas salaires, soit parce qu’ils n’ont travaillé qu’une partie de l’année. « Si l’on ajoute les indépendants, on arrive à un million de personnes qui exercent un emploi mais disposent d’un niveau de vie inférieur au seuil de pauvreté, fixé à la moitié du revenu médian [850 euros par mois pour une personne seule], explique Anne Brunner, chef de projet à l’Observatoire des inégalités. Et en prenant le seuil utilisé par l’Union européenne [60 % du niveau de vie médian, soit 1 015 euros], on en compte deux millions. »
C’est ainsi que 7,9 % des travailleurs français sont pauvres, selon Eurostat. Preuve que travailler ne protège pas de la précarité. De quoi tordre le cou au tweet de Benjamin Griveaux, le porte-parole du gouvernement. Le 26 août dernier, il écrivait : « C’est par l’activité et le travail que notre pays prospérera. » Un avis que ne partage pas Valérie Porcaro, 43 ans, en contrat unique d’insertion (CUI) dans une école à Armentières (Nord) depuis mars 2017. Diplômée d’un DUT carrières sociales, elle enchaîne les contrats précaires. Avec ses 20 heures par semaine, cette auxiliaire de vie scolaire gagne 688 euros. « Entre le gaz, l’électricité, l’eau, le loyer, l’assurance habitation, le téléphone, difficile de s’en sortir. Il faut arrêter de croire que dès que l’on travaille, on s’en sort. » La mère de Valérie Porcaro lui offre de temps en temps le coiffeur. Sinon, parmi ses petits plaisirs, il lui reste l’entrée gratuite dans les musées tous les premiers dimanches du mois.
« A découvert chaque fin de mois »
Face au phénomène des travailleurs pauvres, depuis 2016, le conseil régional a mis en place différentes aides pour améliorer leur pouvoir d’achat : 20 à 30 euros pour l’aide à la garde d’enfants et 20 euros pour le transport par mois, la possibilité de louer une voiture pour 2 euros par jour…
En plus des coups de pouce régionaux ou municipaux, par le centre communal d’action sociale (CCAS), de nombreuses associations viennent en aide à ces travailleurs précaires. Dans sa petite épicerie solidaire et sociale créée en 2012 dans le quartier populaire de Moulins à Lille, Linda Motrani voit défiler retraités, étudiants, chômeurs et travailleurs aux petits salaires. « Beaucoup de personnes qui travaillent galèrent, explique la présidente de l’association La Passerelle. A la fin du mois, il ne leur reste pas grand-chose de plus que ceux qui touchent les minima sociaux. »
A 39 ans, Martine René a longtemps fréquenté l’épicerie solidaire de sa commune, à Wattrelos, où le taux de pauvreté atteint 19,9 %. Grâce à l’épicerie Horonia – qui signifie « dignité » en malien, explique sa fondatrice Oumou N’Diaye –, Mme René a pu acheter à moindre coût de quoi nourrir ses deux enfants, le temps que son mari haïtien trouve un poste d’enseignant contractuel dans un lycée privé, il y a deux ans.
« Pendant des années, nous ne vivions que sur mon salaire, raconte-t-elle. On était à découvert à chaque fin de mois, on a frôlé l’interdit bancaire. Heureusement que la famille nous aidait et qu’il y avait les chèques-service du CCAS pour faire des courses. » Il faut dire que cette assistante d’éducation dans un lycée, en contrat d’un an renouvelable six fois, perçoit 911 euros pour 32 heures par semaine. « Quand on travaille, on n’a le droit à rien », a-t-elle constaté. « C’est impossible de se projeter, d’imaginer acheter un jour un logement, explique-t-elle. Il faudrait supprimer les contrats précaires pour ne permettre que de vraies embauches. »
Prochain épisode : le mal-logement.
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