Les récents propos du pape à propos de l’homosexualité, considérée naguère comme une « pathologie », peuvent laisser supposer qu’il n’a pas rompu avec cette ancienne vision, estime, dans une tribune au « Monde », l’historienne Sylvie Chaperon.
LE MONDE | | Par Sylvie Chaperon (Professeure d’histoire contemporaine à l’université de Toulouse Jean-Jaurès)
Tribune. L’allusion du pape à la psychiatrie qui « peut faire beaucoup de choses » aux jeunes enfants qui se découvrent homosexuels, a beaucoup choqué. Ces propos, tenus le 26 août et qui ont ensuite disparu de la retranscription officielle sur le site du Vatican, ont fait oublier les précédentes injonctions pontificales aux parents d’homosexuels, qui ne doivent « pas condamner », mais « comprendre », « dialoguer », « donner une place ». Ils semblent en effet renouer avec une sombre histoire.
La psychiatrie s’est emparée de l’homosexualité dans la seconde moitié du XIXe siècle. Dès 1849, le docteur Claude-François Michéa (qui sera fiché comme « pédéraste » par la préfecture de police de Paris) affirme : « L’amour grec doit être considéré comme une déviation maladive de l’appétit vénérien. » Dans le dernier tiers du siècle, les thèses, traités et articles sur « l’inversion sexuelle », telle que nommée par le psychiatre berlinois Carl Westphal, se comptent par centaines, particulièrement dans l’Empire allemand.
DES HOMOSEXUELS ONT CONTRIBUÉ À L’ÉLABORATION DES SCIENCES MÉDICALES EN RACONTANT LEUR VIE SEXUELLE AUX ALIÉNISTES
La théorie à la mode est celle de la « dégénérescence » : des « tares héréditaires » qui se transmettent de génération en génération et expliqueraient une partie des déviances. Les psychiatres différencient alors l’homosexualité acquise, dont l’individu est pleinement responsable, de l’homosexualité innée, héréditaire et présente dès l’enfance.
Est-ce à cette tradition que se réfère le pape dans son distinguo entre enfant et jeune adulte ? Quoi qu’il en soit, dans le contexte répressif de l’époque, la psychopathologie sexuelle a représenté un progrès pour beaucoup d’homosexuels qui risquaient la prison et le déshonneur.
Les Empires allemand ou austro-hongrois, la Russie, le Royaume-Uni, beaucoup d’Etats américains pénalisent alors les « actes contre nature » entre hommes, mais ignorent le plus souvent ceux entre femmes. Etre considéré comme psychiquement atteint et donc irresponsable valait mieux que la prison, encore que l’internement en asile ou en maison de santé se profile à la place.
Des homosexuels ont contribué à l’élaboration des sciences médicales en racontant leur vie sexuelle aux aliénistes. Ces derniers, convaincus que la science combat l’obscurantisme, plaident la pitié, le soin et la dépénalisation : ce sont « des malheureux, des infirmes moraux, irresponsables à coup sûr de leur malformation psycho-sexuelle et des actes qui en sont la conséquence directe » affirme, par exemple, Paul Garnier, médecin en chef de l’infirmerie spéciale de la préfecture de police.
« Rééducation morale »
Comment les psychiatres et plus généralement les médecins soignent-ils les homosexuels ? Ils recourent à toute la panoplie en usage, qui change selon les découvertes : mise au calme, isolement, exercices physiques, diète, hydrothérapie, hypnose, électrothérapie dominent à la fin du XIXe siècle. Jean-Martin Charcot, Valentin Magnan et Hippolyte Bernheim pratiquent une « rééducation morale » sous hypnose qui vise à supprimer les anciennes associations mentales érotiques pour y substituer de nouvelles, hétérosexuelles.
Mais à mesure que les communautés et les associations homosexuelles se forment dans les grandes villes d’Europe, leurs contestations se font entendre. Dès la fin du XIXe siècle, Georges Hérelle, professeur de philosophie et traducteur, écrit au Dr Laupts (auteur de L’homosexualité et les types homosexuels) : « Je ne crois ni à votre prophylaxie ni à votre traitement ; je n’attends pas de vous une guérison ; je ne me considère pas comme un malade. » Le docteur Magnus Hirschfeld multiplie les initiatives pour dépénaliser et dépathologiser l’homosexualité avant de fuir l’arrivée des nazis au pouvoir.
Dans l’entre-deux-guerres, l’essor de l’endocrinologie et de la chimie hormonale rend possibles d’autres traitements : injections de testostérone ou d’estrogène, irradiations des gonades sont censées rétablir les déséquilibres, selon l’Italien Nicola Pende, qui aura une influence mondiale. La castration chirurgicale ou chimique peut également être pratiquée, ainsi que la lobotomie, mise au point en 1936 par Egas Moniz, un psychiatre portugais. Toutes ces thérapies peuvent être acceptées par des homosexuels qui souffrent de leur condition.
Communautés homophiles
Elles sont obligatoires ou proposées en alternative à la prison pour les criminels sexuels, dont font partie les homosexuels dans plusieurs législations (jusqu’en 1967 au Royaume-Uni et en RDA, et jusqu’en 1969 en RFA). Les régimes autoritaires et les dictatures accroissent sévèrement la persécution des homosexuels, notamment l’Allemagne nazie et l’Union soviétique. Dans les camps de concentration ou les goulags, certains subissent des expérimentations médicales. Jusqu’à la perestroïka, les homosexuels risquent l’internement dans les hôpitaux psychiatriques soviétiques.
MALGRÉ UNE DÉPSYCHIATRISATION OFFICIELLE, DE NOMBREUSES PERSONNES CONTINUENT DE PENSER QUE L’HOMOSEXUALITÉ EST UNE MALADIE, NOTAMMENT LES FONDAMENTALISTES CHRÉTIENS
Après la seconde guerre mondiale, des communautés homophiles se reforment, en Suisse, en France, aux Pays-Bas et aux Etats-Unis, pour réclamer l’égalité sexuelle. Mais c’est surtout les mouvements de libération homosexuels des années 1970 qui prennent la psychiatrie pour cible, dont ils dénoncent « l’homophophie », « l’hétérosexisme », voire « l’hétérofascisme ».
En 1972, des militants homosexuels, lesbiens et féministes convergent de France et d’Italie pour perturber le congrès international de sexologie de San Remo sur les « déviations sexuelles et leur thérapeutique ». L’année suivante, les militants obtiennent une première victoire : après référendum, l’Association psychiatrique américaine supprime l’homosexualité de la liste des maladies mentales. L’Organisation mondiale de la santé fera de même en 1992.
Malgré cette dépsychiatrisation officielle, de nombreuses personnes continuent de penser que l’homosexualité est une maladie, notamment les fondamentalistes chrétiens. S’accepter homosexuel reste douloureux pour beaucoup d’adolescents, dont le taux de suicide est supérieur à la moyenne. Dans les régimes autoritaires ou théocratiques, l’homosexualité reste ou redevient discriminée ou interdite. Au vu de cette longue histoire, les propos du pape n’ont rien d’anodin, ils peuvent laisser supposer qu’il n’a pas rompu avec la vieille vision psychiatrique de l’homosexualité.
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