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dimanche 2 septembre 2018

Pourquoi les ados passent leur temps au lit

Ils ont 15, 17, 18 ans, vont au lycée. Et séjournent des heures durant dans leur lit, où ils dorment, mangent, font leurs devoirs tout en restant connectés. Au grand dam de leurs parents. Témoignages et tentative d’explication.
LE MONDE |  |   Par 

Adolescente dans sa chambre et sur son lit avec son appareil photo et ses peluches. Extrait de la  série « L’Antre de la jeunesse » (2015-2017).
Adolescente dans sa chambre et sur son lit avec son appareil photo et ses peluches. Extrait de la  série « L’Antre de la jeunesse » (2015-2017). ODILE GINE / HANS LUCAS
Ce n’est pas encore la nuit et plus vraiment le jour. La chambre est noyée dans la pénombre et sous un désordre adolescent. Au fond du lit, Camille, 17 ans, fait le nem, roulée bien serrée dans sa couette, telle la farce d’un pâté impérial vietnamien dans sa galette de riz.
Elle ne dort pas, puisqu’elle regarde une vidéo YouTube sur l’écran de son maxi-téléphone portable dont la lumière crée un halo bleuté. Il est 19 heures passées de quelques minutes. Camille ne quittera pas sa couche avant demain 13 heures, sauf le temps d’un raid sur la cuisine où elle remplira un bol Ikea ­Vardagen de céréales molles inondées de lait entier bio mais tiède. Et se recouchera vers 16 h 30 après une escale au bistrot avec ses amis.
Vive les vacances ! Quoique… A la rentrée, ce sera pareil, mis à part un séjour quotidien et parfaitement studieux dans les salles de classe d’un lycée de Châtellerault (Vienne), où elle vit avec sa famille.

« C’est devenu ma façon de vivre »

Le lit de Camille est la véritable maison de ­Camille. Elle ne s’en extrait qu’en cas d’urgence. Ses parents, qui furent amusés, puis compréhensifs, puis consternés, puis agacés et moralisateurs, puis franchement énervés, sont désormais effondrés.
« Quand je rentre des cours, je suis en état de mort avancée,explique l’adolescente, avec ce sens de la pondération lexicale qui fait le charme des jeunes gens. Jusqu’en 3e, une fois à la maison, je regardais la télé avec mon petit frère, mais ça m’a saoulée. Les programmes étaient nuls. Alors, je me mettais au lit. Peu à peu, j’ai pris l’habitude de faire ça aussi pendant les vacances. Et puis, c’est devenu ma façon de vivre. »
Au début, afin de ménager à ­Camille un confort tout-terrain, papa a repeint la chambre (trois murs roses, un mauve). Il a poncé puis vitrifié le parquet, installé des rayonnages pour les livres, un tapis pur laine au sol. Maman a choisi un grand lit, de beaux draps, un bureau, une lampe, des rideaux légers. Sans compter une platine tourne-disques pour 33 tours millésimés – David Bowie, Lou Reed, Boris Vian. Et une vieille « une » de Libé au mur, celle du supplément consacré à la projection de Stranger than Paradise, de Jim Jarmusch, au Festival de Cannes (1984). Sympa. Merci.
« Bureau d'adolescent ». Pour sa série « L’Antre de la jeunesse » (2015-2017), Odile Gine a photographié neuf adolescents dans leur intimité, au milieu des objets auxquels ils sont attachés, en pleine traversée identitaire.
Seulement voilà, Camille ne s’est jamais servie du bureau, déteste la lumière, empile les livres sur le tapis, qu’on ne voit plus, télécharge la musique et n’a jamais ouvert un quotidien, mis à part un vieux numéro de la Nouvelle République du Centre-Ouest, qui relatait le mariage de ses parents dans une minuscule commune du Châtelleraudais. Quant au cinéma, c’est trop cher et, en plus, il faut sortir. Dehors, c’est nul.

« J’aime ma couette, j’aime mon oreiller »

« Mon lit, c’est la tranquillité, confie Romane, 18 ans, étudiante à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco), qui s’y réfugie, elle aussi, de longues heures durant. J’en ai besoin. Paris, c’est fatigant. Se laisser tomber sur le matelas, c’est reposant, apaisant. J’aime ma couette. J’aime mon oreiller. » Et ­Camille de préciser : « C’est moelleux. Il fait doux. Ça sent bon. »
On pourrait croire que cette habitude est une forme précoce de « boboïtude », mâtinée de cocooning, une tendance réservée aux gosses de riches, aux enfants des élites urbaines. Ce serait une erreur. Azzaro, 17 ans, élève du lycée professionnel agricole de Montreuil-Bellay (Maine-et-Loire), fils d’agriculteurs, file dans sa chambre rejoindre son matelas dès qu’il le peut, et il le peut souvent. Lui aussi parle de « fatigue », de « confort », de « chaleur », de « silence », de lumière tamisée. « J’ai l’impression que nous sommes nombreux dans ce cas », avance de son côté Romane.
« MA MÈRE ME LAISSE AU LIT SANS TROP RIEN DIRE, MAIS IL Y A UNE CONDITION : QUE JE VIENNE DÎNER À TABLE AVEC TOUTE LA FAMILLE. » ROMANE, 18 ANS
Serions-nous confrontés à une forme de résistance. Mais à qui, à quoi ? Aux parents ? A l’autorité en général ? A la pression sociale ? A la consommation effrénée ? Au monde libéral ? S’agit-il d’une version contemporaine et live d’Alexandre le Bienheureux, le héros du film d’Yves Robert (1968), incarné par Philippe Noiret, qui se libère des contingences du monde moderne en vivant au lit, reclus ? Une mutation générationnelle du télétravail, une sorte de télé-existence destinée à contourner le système ?
Un peu tout ça à la fois. Mais aucun des adolescents rencontrés ne théorise cette voluptueuse addiction en révolte politique, ce qui est, peut-être, le comble de la révolte politique en ce début de XXIe siècle. Ils se contentent de garder la chambre. Ils sont entrés ici par la volonté du pilou et ils ne s’en arracheront que par la puissance des gaufrettes. Car pioncer, ça creuse.
Question ravitaillement, on pare au plus pressé, à n’importe quelle heure : des céréales comme on l’a vu, des ­Granola, des Pépito, voire des Paille d’or (on dirait un sketch d’Elie Semoun) et du thé. Pour la gastronomie et la convivialité, vous repasserez. Au risque de froisser Alexandre le Bienheureux.
Ou alors c’est papa-maman qui s’y collent. « Ma mère me laisse au lit sans trop rien dire, mais il y a une condition : que je vienne dîner à table avec toute la famille », raconte Romane. « Je retrouve mes parents et mon frère le soir, pour le repas, confirme ­Camille. Une fois fini, je débarrasse mon assiette, mes couverts et mon verre, et je retourne au lit. »
Pour sa série « L’Antre de la jeunesse » (2015-2017), Odile Gine a photographié neuf adolescents dans leur intimité, au milieu des objets auxquels ils sont attachés, en pleine traversée identitaire.

Résultats supérieurs à la moyenne

La tenue est spécifique, adaptée : hors de question de se glisser sous la couette en costume de lycéen. Il y a des limites. On retire ses chaussures et ses chaussettes, on prélève un tee-shirt et un bas de jogging dans le tas de vêtements qui sert de garde-robe, et c’est parti. Seul mot d’ordre : le bien-être. Pas de pyjama, car le sommeil n’est pas à l’ordre du jour, de la nuit non plus, d’ailleurs.
« Je n’aime pas trop dormir, soutient Romane. Quand je suis au lit, je réfléchis à plein de choses. Je passe du téléphone à l’ordi. Je lis. Je regarde des vidéos. Pour moi, c’est un temps de production et d’enrichissement culturel et personnel. »
Camille : « J’en profite pour faire autre chose : être avec mon chat ou mon chien, regarder le plafond ou bien des films ou des séries sur mon ordinateur portable ou sur mon téléphone, envoyer des SMS, aller sur Snapchat, Instagram… Je fais mes devoirs, les travaux de groupe. Sans avoir à bouger. J’arrête vers 2 heures du matin. » A noter, et c’est important, que ces demoiselles obtiennent des résultats très nettement supérieurs à la moyenne.

Six positions en mode jeunes

Au cours de cette enquête, j’ai répertorié six façons d’occuper son lit en mode jeunes, selon l’activité du moment, avant d’en établir la nomenclature. Il y a la position du nem, déjà décrite, celle du ravioli chinois, également appelé ha kao, où le sujet est littéralement « boulifié » sous sa couette, dont il a replié les bords sous lui, conservant ainsi la chaleur en totalité avec un effet assez proche de la cuisson vapeur. Il y a l’étoile de mer. Un grand classique qui, sur le dos, permet effectivement l’observation du plafond et, sur le ventre, l’inspection de l’oreiller. Mais de trop près. Variante : l’étoile de mer avec pied dehors. Je suis le père d’une jeune Louise, adepte de cette figure. Elle prétend que l’aération d’un membre inférieur favorise le rafraîchissement de l’ensemble du corps, ce qui a été vérifié par les chercheurs américains de la National Sleep Foundation. Dont acte.
« DE TOUTE FAÇON, ALLONGÉ, C’EST COMME DEBOUT MAIS SUR LE DOS. » AZZARO, 17 ANS
Il y a, enfin, les incontournables. La Geronimo, jambes en tailleur, couette sur le dos, à la façon de ce grand chef apache (Chiricahuas), dénommé Go Khla Yeh à sa naissance – « celui qui bâille ». Elle incite à la réflexion et autorise la prise de nourriture. La Madame Récamier, allongé sur le côté, est propice, elle, à la lecture. « C’est stylé », décrètent, à son sujet, nos amis les adolescents, ajoutant : « Oklm ! » Prononcez : « Au calme ! », sous peine de faire votre âge. Seule la culpabilité parvient parfois à perturber le maintien de ces postures et à rompre cet emploi du temps en trompe-l’œil.
« J’ai des remords parce que je rate des rendez-vous avec mes copains, des soirées avec ma famille. Je reste dans mon lit jusqu’à la dernière minute. Je suis tout le temps en retard », confesse Camille. « A une époque, ça m’a inquiétée, reconnaît Romane. Je me renfermais sur moi. Je n’avais plus aucune raison de sortir : j’avais tout à portée de la main. Mais ça m’a poussée à utiliser ce temps-là, à en faire un temps de partage et de curiosité. »

L’inquiétude du parent

Du côté des parents, on ne comprend rien. On s’inquiète, car aucune stratégie ne fonctionne. Ni la tendresse ni la menace. Ni les discussions ni les sanctions. Ni l’exemple ni la supplique.
« Je n’ai rien contre une grasse mat’ de temps en temps. Mais là… A ton âge, j’étais debout à 5 h 30 pour aider mon père sur les marchés. Tu pourrais faire un effort au lieu de rester couché à attendre que ça se passe », a lancé Yves, 59 ans, à son fils Azzaro. Réponse : « De toute façon, allongé, c’est comme debout mais sur le dos. »
Lorsqu’on tente de l’extirper de son lit, Camille se munit d’un regard sombre, semblable à celui du Marsupilami, mammifère à ressort imaginé par le dessinateur André Franquin, lorsqu’il entend les innombrables malfaisants de la jungle palombienne s’approcher de son nid. Assez efficace. En cas de récidive, Camille, à l’instar du ténébreux animal, nouerait volontiers l’extrémité de son appendice caudal préhensile en forme de poing avant de le comprimer puis de le déplier hyper vite pour asséner une percutante série de jabs aux importuns. Mais Camille est dépourvue d’appendice caudal préhensile. Elle se contente donc d’émettre un grognement significatif ou de formuler une promesse mensongère, genre ­ « J’arriveuh ! », alors que non, pas le moins du monde. Les négociations promettent de durer.
« Adolescent dans sa chambre et sur son lit au mileu de sa passion, la peinture ». Pour sa série « L’Antre de la jeunesse » (2015-2017), Odile Gine a photographié neuf adolescents dans leur intimité, au milieu des objets auxquels ils sont attachés, en pleine traversée identitaire.
« Quand je travaillerai, que j’aurai une famille à faire vivre, je serai obligée d’arrêter ça », admet Camille. Alléluia ! Nous sommes sauvés. Il est levé le divin enfant ! Pas si vite. « Ça durera vingt ans, reprend-elle. Après, je serai vieille et je pourrai recommencer. »
Qu’elle se rassure : il n’est pas obligatoire d’attendre la retraite. Driss, 27 ans, qui finit ses études d’architecture et vit à nouveau chez sa mère après une rupture amoureuse, ne dit pas le contraire : « Lorsque j’étais en couple, c’était compliqué. Dans ce cas, il faut partager le lit et ce n’est plus le même chez-soi. Depuis mon retour à la maison, je me suis remis dans le rythme. Je continuerai tant que ce sera possible. »
Il faudra vous y faire : le monde n’appartient plus à ceux qui se lèvent tôt. Quant à l’avenir, c’est pareil. De toute façon, ces maximes n’ont jamais eu aucun sens. Elles ont été forgées par l’internationale des exploiteurs, sinon par le lobby des marchands de réveille-matin.
Ainsi, Marcel Proust, qui longtemps s’est couché de bonne heure, passait lui aussi le plus clair de sa vie au lit, écrivant la nuit, dormant le jour – peu –, sans cesse en recherche. Vous pensez vraiment qu’il a perdu son temps ?

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