La sociologue s’est replongée dans l’intimité des Français, dix-sept ans après une première enquête. Son nouvel ouvrage est paru jeudi 13 septembre.
A dix-sept ans d’intervalle, Janine Mossuz-Lavau a écouté des dizaines de Français parler d’amour et de sexe. Directrice de recherche émérite au CNRS et au Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof), elle a mené en 2000, puis en 2017, la même enquête qualitative auprès de 65 personnes des deux sexes, de 19 à 85 ans et de tous milieux sociaux, sillonnant la France durant une année entière pour des entretiens au long cours.
Jeudi 13 septembre, la politologue et sociologue a publié La Vie sexuelle en France (éditions de La Martinière, 288 p., 20,90 euros). Même titre, même éditeur que précédemment, mais une impression nouvelle tirée de cette plongée dans l’intimité des Français. Celle d’une « grande libération », résume-t-elle.
Qu’avez-vous vu évoluer depuis la publication de votre première enquête sur la sexualité des Français ?
Ce qui m’a frappée, en me replongeant dans la vie des gens, c’est que tout était plus ouvert, plus facile. D’abord, pour recruter les personnes qui acceptent de témoigner. En 2000, j’avais dû m’adresser à une association (Bi’cause) pour trouver des bisexuels. En 2017, il m’a suffi de dire autour de moi « Je cherche des bisexuels » pour que fusent les « Ah, moi, j’en connais, je suis sûr qu’ils seront d’accord… » Durant les entretiens, on m’a parlé très naturellement des différentes pratiques sexuelles. De fellation, de cunnilingus, de sodomie… Il y a dix-sept ans, je devais poser les questions et parfois mettre des mots.
Vous affirmez dans votre livre que le mouvement #metoo, qui a démarré à l’automne 2017, à la fin de votre enquête, ne vous a pas surprise…
Ma méthode consiste à faire raconter aux personnes interrogées leur histoire de vie amoureuse et sexuelle, en remontant à l’enfance. Quand et comment mon interlocuteur a-t-il découvert la sexualité ? Là, directement, certains m’ont dit : « Je suis tombée dans le bain tout de suite parce que mon grand-père m’a fait telle chose… » Ils m’ont parlé spontanément de ce dont ils n’avaient parfois jamais parlé. Entendre évoquer au journal télé de 20 heures l’allongement du délai de prescription ou les turpitudes de l’Eglise fait sans doute remonter ce qui était enfoui.
Qu’est-ce que cette plongée dans l’intimité vous dit des Français et de la société ?
Le sentiment amoureux et l’étreinte sexuelle irriguent tout le reste. En me racontant leur vie amoureuse, les gens me racontent leur vie. Malgré les contraintes, les horaires, les oppressions, j’ai trouvé que le climat général était à plus de liberté. Que l’exigence de liberté était assez profonde. On n’a qu’une vie, dont on se sent davantage comptable. Les ruptures sont plus rapides, y compris avec de jeunes enfants.
Il y a une exigence de bonheur, une crainte de l’usure du couple, donc une vigilance à ce niveau – surtout chez ceux qui ont déjà vécu une séparation. Enfin, l’adultère est beaucoup plus assumé. Le droit d’aimer deux personnes en même temps est revendiqué.
Avez-vous perçu certains indices d’un retour à l’ordre moral ?
Non ! C’est un poncif des penseurs « en surplomb », qui ne connaissent pas la vie des gens. Hormis dans certaines communautés culturelles et religieuses (mais ce n’est pas un retour, ça a toujours été le cas), j’observe que le processus de libération sexuelle entamé dans les années 1960 se poursuit. Les gens vont à leur rythme, sans demander la permission à qui que ce soit. Attention à ne pas confondre les indispensables mesures prises pour protéger les enfants ou les femmes agressées, avec un retour à l’ordre moral…
Vous écrivez que les jeunes gens entrent en sexualité avec davantage de connaissances. Avez-vous perçu une influence des images pornographiques, désormais très accessibles ?
Effectivement, avec Internet, à peu près tout le monde en a vu. Souvent entre copains, copines. Je pense qu’il ne faut pas en faire une montagne. Les jeunes font très bien la différence entre ce qu’ils voient sur écran et ce qui va se passer pour eux. Ils ne s’attendent pas au « gang bang » ! Ils demeurent anxieux, d’ailleurs : quand ils décrivent leur première fois, leurs découvertes, il y a de l’émotion, ce n’est pas un truc clinique, technique, banalisé. C’est ne rien connaître aux ados que de penser cela ! Le seul impact des images porno que j’ai constaté, c’est la préférence des garçons pour les sexes de fille épilés.
Qu’en est-il du déroulé de l’acte sexuel ?
Les femmes, aujourd’hui, me parlent beaucoup de plaisir, le décrivent. La nouveauté, c’est la remise en cause de la prééminence de la pénétration. Elle continue d’être sacralisée, jugée indispensable parce qu’elle permet la fusion des corps qui s’imbriquent. Mais mes interlocutrices m’expliquent toutes que le plaisir maximal est celui du cunnilingus, même si tous les hommes ne le pratiquent pas autant qu’elles le souhaiteraient. Elles disent que, sans caresses préalables sur le clitoris, la pénétration ne leur procure rien, que ce qu’on appelle les préliminaires devrait être considéré comme aussi important que ce qui suit.
Il n’y a pas de nouvelles pratiques, comme on me le demande souvent. On les connaît toutes depuis l’Antiquité ! Mais elles sont plus répandues. Il y a quarante ou cinquante ans, la fellation était réservée aux prostituées. Aujourd’hui, on la retrouve chez tous les couples, sauf exception. On me parle facilement de sodomie, de sex-toys… Les seules nouveautés sont liées aux nouvelles technologies : l’orgasme par Skype interposé. On se déshabille devant l’écran.
Les sites de rencontres apparaissent-ils dans les discours ?
Oui, ils sont extrêmement banalisés, y compris chez les très jeunes. On ne prend plus le ton de la confidence pour me dire : « Bien sûr, j’y vais ! » Ces sites permettent de papillonner, d’avoir quelqu’un dans son lit le soir même. C’est très assumé par certaines femmes, surtout après avoir vécu l’expérience du mariage, des enfants. Il y a encore cet écart entre les hommes qui cherchent le coup d’un soir, les femmes qui veulent « trouver quelqu’un ». Les femmes consentant au sexe parce qu’elles veulent l’amour, l’inverse pour les hommes. Mais les temps changent. Hommes et femmes veulent les deux en même temps.
Vous y voyez une indifférenciation grandissante entre les genres, comme entre les sexualités, des frontières qui se floutent, c’est cela ?
Ce n’est pas que les femmes se « masculinisent » ou que les hommes se « féminisent », les deux convergent vers une conception plus libre de la vie amoureuse et sexuelle. Aujourd’hui par exemple, les filles parlent aussi spontanément que les garçons de la masturbation. Plus généralement, les affiliations à des rôles, des fonctions, des sexualités, qui seraient l’apanage du masculin ou du féminin, sont de plus en plus récusées.
Les sexualités sont plus fluides, elles fluctuent en fonction des occasions. Des femmes, des hommes, célibataires ou même en couple, ont à l’occasion une relation avec une personne du même sexe. Mais ils récusent les catégories qui ne rendent pas compte de la réalité, qui sont dépassées. Ils disent : « Je ne suis pas bi, pas homo, pas lesbienne. J’aime des personnes. Cela peut être un homme ou une femme. » Tout cela renvoie à la liberté : faire ce qu’on veut sans appellation contrôlée.
Vous abordez aussi un sujet souvent tu : les couples sans relations sexuelles…
Ils ont l’air de bien s’entendre, ils finiront sans doute leur vie ensemble, mais ils ne font plus l’amour depuis un certain temps – il y a parfois des accommodements, l’un, l’autre ou les deux allant voir ailleurs. Dans une société assez sexualisée, avec cette injonction au plaisir, au bonheur, confier qu’on se passe de sexe apparaît bizarre, peut faire pitié. On aurait échoué. C’est le dernier tabou.
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