« Pourquoi entrer dans les détails ? », disent des parents d’élèves, inquiets que la sexualité soit abordée en classe.
« A chaque âge, sa part de vérité », défend Jean-Philippe, père de deux garçons – l’un entre au CP, l’autre en 6e, dans une petite ville de Haute-Vienne. « Qu’on puisse aborder la sexualité à l’école, je le comprends, explique ce graphiste. Certaines familles n’en parlent pas, alors c’est certainement mieux de le faire en classe que de laisser nos enfants découvrir ça, seuls, sur Internet… Mais faut-il tout dire pour autant ? », s’interroge le père de famille.
La vidéo qu’il a regardée, fin août, sur Internet – comme des milliers d’autres personnes –, l’a « déstabilisé », reconnaît-il. On y voit une supposée mère de famille s’indigner, près de dix minutes durant, qu’on puisse enseigner la masturbation aux enfants à l’école. Ce qui est évidemment faux. Mais c’est aussi sur Internet, explique Jean-Philippe, qu’il a été rassuré : « On y trouve le pire, les “fake news”, comme le meilleur, le “fact checking”. » Il n’en conserve pas moins, aujourd’hui encore, une forme de réserve : « Si la maîtresse demande, en classe, comment on fait les bébés, et qu’un enfant de maternelle répond que les filles naissent dans les roses, les garçons dans les choux, ça ne me gêne pas qu’on le laisse penser ça… Faut-il, à cet âge, entrer dans les détails ? »
« Pourquoi entrer dans les détails ? » : c’est aussi la question qu’entend résonner autour d’elle Emmanuelle, cadre commerciale à Nancy, quand elle en discute avec d’autres mamans. « Certaines redoutent qu’on devance les besoins de leurs enfants. D’autres pensent que l’école devrait déjà se concentrer sur les maths et le français… Ce n’est pas simple d’aborder sereinement ce débat. »
Pétitions, vidéos et tribunes
Quatre ans après la polémique sur les ABCD de l’égalité, outil de promotion de l’égalité entre filles et garçons accusé, par ses détracteurs, d’être le « cheval de Troie de la théorie du genre à l’école », les rumeurs les plus folles circulent de nouveau sur les réseaux sociaux. Des pétitions, vidéos et tribunes ont fleuri cet été, dans le sillage de la promulgation de la loi Schiappa, le 3 août, accusant le gouvernement de vouloir faire l’« apologie de la pédophilie » et de « pervertir » l’esprit des écoliers au travers de supposés enseignements à l’éducation sexuelle.
En pleine trêve estivale, la propagande a tourné à plein en tronquant des documents anciens. Des extraits d’un rapport de l’Organisation mondiale de la santé de 2010 sortis de leur contexte ont été présentés comme une incitation à « apprendre la masturbation » aux enfants. En réalité, ce document mentionnait le fait que des enfants, même très jeunes, peuvent être surpris en train de toucher leurs parties intimes.
A la manœuvre, on retrouve les militants déjà montés au créneau sous la gauche. Des réseaux d’extrême droite – comme le site d’Alain Soral, Egalité et réconciliation, ou Riposte laïque – appellent, comme il y a quatre ans, à la « résistance » face à la loi. Maurice Berger, un pédopsychiatre connu pour ses prises de position contre l’homoparentalité et l’éducation sexuelle, fait part de ses « inquiétudes ». Des mouvements religieux à tendance conservatrice, du site Infochretienne.com à la chaîne YouTube Devenir musulman, s’indignent et invitent à boycotter l’école publique. Sans oublier toute une mouvance hétéroclite de militants qui dénoncent un « complot pédophile » omniprésent dans la société.
Ces attaques proférées contre les enseignants se cantonnent, pour l’heure, surtout à la sphère Internet. « Sur le terrain, nous n’avons pas d’alerte particulière », assure-t-on au ministère de l’éducation, une semaine après la rentrée, tout en reconnaissant « suivre de près les circuits de désinformation sur des réseaux catholiques et musulmans où se distinguent, plus qu’avant, des sites africains. » Dans les rangs des syndicats d’enseignants, on fait état de« tensions circonscrites » en Seine-Saint-Denis, au Havre, à Bagneux (Hauts-de-Seine), à Strasbourg ou encore à Béziers (Hérault).
Les associations de parents d’élèves confirment. On s’attendait « au pire » avant la rentrée, raconte Rodrigo Arras, représentant de la FCPE en Seine-Saint-Denis. « Fin août, notre standard a explosé : des parents nous contactaient pour savoir quoi répondre à d’autres parents eux-mêmes sollicités par d’autres parents inquiets de tout ce pataquès. C’était cinq à six messages WhatsApp par heure ! »
« Le dialogue n’est pas rompu »
Le « pire » n’a pas eu lieu : lundi 3 septembre, aucun enfant ne manquait à l’appel alors qu’on redoutait déjà, en Seine-Saint-Denis, une relance des Journées de retrait de l’école, mouvement de boycott lancé, en 2014, par la militante Farida Belghoul. Deux rassemblements se sont tenus à Saint-Denis et à Bobigny, mais ils n’ont rassemblé qu’une vingtaine de personnes. Des affichettes militantes ont été repérées sur les grilles de cinq écoles et immédiatement retirées.
Epiphénomène, alors ? « Les familles savent aujourd’hui ce qu’est une “fake news”, reprend l’élu FCPE. L’inquiétude est forte, mais elle est aussi plus facile à désamorcer. » « Les parents viennent nous parler, le dialogue n’est pas rompu, c’est déjà ça », souligne, dans la même veine, Sébastien Moreno, enseignant à Béziers. Dans son école située en zone d’éducation prioritaire, la rentrée s’est faite « sans problèmes », raconte ce militant de l’UNSA. La « surprise » est venue le jour d’après, lors de la réunion à laquelle les familles étaient conviées. « Je pensais être interrogé sur les rythmes scolaires, les programmes… La seule question a porté sur l’éducation à la sexualité ! »
Fin août, déjà, alors qu’il préparait la rentrée, ce professeur avait été interpellé par des référents d’associations désireux d’avoir une « réponse pédagogique » à apporter à d’autres parents inquiets. « A les écouter, on ne parle que de ça à Béziers ! », lâche Sébastien Moreno. Une « petite musique » dont fait aussi état, en Dordogne, Jérôme Bousquet, directeur d’école : « Cela fait cinq ans qu’une collègue, qui avait accepté que soit tourné dans sa classe un reportage relatif à l’éducation à la sexualité, est la cible d’insultes et de menaces », raconte-t-il. Au point que la professeure concernée a dû demander une protection juridique.
Le débat a pris aux abords des écoles. Il rebondit aussi dans les centres de loisirs, les transports et les locaux associatifs, relatent enseignants et élus. « On a été contactés à la permanence syndicale le jeudi d’avant la rentrée, raconte Catherine Renard, enseignante dans les Vosges. Une maman, très remontée, nous a dit qu’elle comptait boycotter la rentrée et manifester devant la préfecture. » Depuis, cette syndicaliste a reçu d’autres « retours de ce type » de trois secteurs d’écoles de Saint-Dié-des-Vosges.
« Théorie du complot »
Difficile, pour ces professeurs, de reconnaître que les familles puissent avoir peur… d’eux. Que le lien de confiance puisse si vite être remis en cause. « Dans les Vosges, on a misé sur la coéducation, reprend Catherine Renard. On organise des cafés des parents, on cherche à les impliquer… Alors on a beau se dire qu’ils sont manipulés, qu’ils veulent protéger leurs enfants, ça fait mal… »
« Les familles ne sont pas seules responsables, veut souligner Sébastien Moreno, l’enseignant de Béziers. Cela fait des années que certains politiques, certains médias tapent sur l’école. A les écouter, elle serait aux mains de fonctionnaires gauchistes, ultrapolitisés, faisant la publicité de l’homosexualité, de la libération sexuelle. » Rien de surprenant, selon lui, que ce « récit fantasmé » heurte « certains modèles familiaux » ou « certaines cultures ».
C’est ce que reconnaît Sawaqueen, journaliste et mère de trois enfants qu’elle élève à Arcueil (Val-de-Marne). « Dans ma communauté camerounaise, l’éducation sexuelle reste un tabou, explique-t-elle. On ignore ou on feint d’ignorer que nos enfants ont une sexualité. On les élève en France, mais on se sent tiraillé entre deux cultures… J’essaie d’expliquer autour de moi que le fait qu’un intervenant extérieur se charge de cet enseignement est une chance ! »
Davy, animateur périscolaire à Nantes, veut lui aussi porter ce message. « Parents, frères et sœurs, amis… tout le monde autour de moi semble avoir peur que les enfants soient pervertis, confie-t-il. Derrière ces rumeurs, il y a l’idée que l’Etat a un plan, qu’il nous ment… Ça relève de la théorie du complot ; j’ai parfois le sentiment de me battre contre des moulins à vent ! »
Il aimerait bien pouvoir inviter certains de ses proches à assister à ce qui se joue dans la cour de récréation. « Pas plus tard qu’hier, j’ai dû expliquer à un garçon de 7 ans qu’on ne pouvait pas toucher les fesses des filles juste pour rire, raconte-t-il. Il ne semblait pas le savoir. »
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