Avant ses 7 ans, Magali a vu son corps se transformer. Une « intrusion soudaine du sexuel dans ce havre tendre qu’est l’enfance ».
LE MONDE | | Par Charlotte Chabas (Lyon, envoyée spéciale)
Comme chaque année avec les premiers rayons de soleil, les joues de Magali, encore rondes d’enfance, se sont couvertes de dizaines de tâches de rousseur. Petite, quand elle s’ennuyait, elle s’amusait à les compter face au miroir de sa chambre. En ce début d’été, la fillette de 7 ans et demi a d’autres choses à contempler.
Depuis quelques mois déjà, cette élève de CE1 vit ce que tant d’autres avant elles ont vécu, mais normalement un peu plus tard. Un rituel immuable, un seuil, un passage : « Ton corps change », s’est-elle entendue dire.
« On en était à choisir entre sirènes et legos »
C’est un peu avant son septième anniversaire que « tout a commencé », raconte sa mère, Nathalie, une brune à la peau diaphane, tout en boucles et rondeurs. Avec pudeur, elle cherche encore les mots pour décrire le jour où, sous la douche, elle a découvert « le choc qu’on ressent quand on découvre des poils, là où il ne devrait y avoir que de la peau de bébé ». De la peau de « son bébé », même. Et avec eux, des seins qui se forment en petites boules compactes, déjà. « On en était à choisir entre sirènes et legos pour le thème de sa fête et soudain, on se retrouvait avec ça à gérer », raconte le père de Magali, Antoine, une petite paire de lunettes vissée sous un front soucieux.
« Ça », c’est donc un corps de femme en construction. Nathalie, qui travaille comme vendeuse pour une grande marque de prêt-à-porter, en a pourtant vu passer dans sa vie. Mais à 36 ans, elle ne s’attendait pas à voir celui de sa fille aînée, celle « qui joue encore à la poupée avec ses frères pendant des heures », se transformer « si vite, si violemment ». « Je me souviens d’un cauchemar où j’appuyais de toutes mes forces sur ses seins pour les faire rentrer à l’intérieur d’elle », raconte la mère, une fois seule sur le palier de son domicile, à Villeurbanne, dans la banlieue de Lyon.
Plus de mille fillettes concernées par an
Le rendez-vous chez le médecin de famille – une « femme qui a su trouver les mots » – permet de les aiguiller vers l’hôpital. « Puberté précoce ». Le terme fait une entrée fracassante dans leur quotidien. Une pathologie qui touche les fillettes qui montrent des signes de puberté avant 8 ans et les garçons avant 9 ans et demi.
En France, il n’existe pas de « norme » de la puberté. L’Assurance-maladie estime toutefois qu’elle démarre en moyenne chez les filles vers 11 ans et chez les garçons vers 12 ans. Mais au sortir de la seconde guerre mondiale, l’âge normal était plus proche de 15 ans chez les filles et de 16 ans chez les garçons.
Selon une enquête de Santé publique France publiée à la fin de mai, 1 173 petites filles ont été concernées chaque année par une puberté précoce entre 2011 et 2013, et 117 chez les petits garçons. Une pathologie qui, selon ces données établies sur la base des données des remboursements de l’Assurance-maladie, touche davantage les bassins lyonnais et toulousains.
Ses causes, quant à elles, restent encore partiellement méconnues : « On sait qu’il y a des phénomènes qui favorisent cette pathologie, notamment le surpoids », explique Marc Nicolino, chef du service d’endocrinologie pédiatrique de l’hôpital Femme-Mère-Enfant des hospices civils de Lyon. En France, un enfant sur cinq est en surpoids (1,7 million) et 3,5 % sont en situation d’obésité (450 000).
Ne pas faire de « raccourcis simplistes »
Beaucoup s’alarment également d’un lien avec les perturbateurs endocriniens, comme les pesticides, les phtalates, le bisphénol A, de plus en plus présents dans notre environnement. C’est ce qu’a établi le rapport de l’OMS/PNUE de 2012 sur les perturbateurs endocriniens.
Un rapprochement que nuance Marc Nicolino, qui affirme ne pas constater d’augmentation de ces pathologies dans son service. Lui reconnaît, « par curiosité », poser systématiquement « la question de la profession des parents, pour voir s’il y a une exposition éventuellement plus marquée à ces perturbateurs ». « Il n’y a pas de récurrence particulièrement notable », estime-t-il, mais « il faut que les épidémiologistes fassent ce travail à large échelle ». Le chef du service d’endocrinologie pédiatrique appelle ainsi, dans le même temps, à « ne pas faire de raccourcis simplistes et alarmistes ».
Dans le cas de Magali, le diagnostic a d’ailleurs « soulagé dans un premier temps » parce qu’il montre que ce n’est pas « une maladie grave », racontent les parents. « Juste quelque chose qui arrive trop tôt », résument-ils. Mais un « quelque chose » qui « bouleverse forcément l’équilibre de la famille », reconnaît Antoine, 38 ans, employé dans une assurance.
« Je ne me sentais tellement pas préparé »
Pour « ce papa qui n’a pas eu plus de mode d’emploi que les autres », il a fallu « trouver une place dans cette histoire très intime ». « Bien sûr que ça ne changeait rien au fait que j’étais toujours son père, mais il y avait quelque chose de différent », dit-il en se raclant la gorge nerveusement. « Les premières semaines, je n’osais plus lui donner son bain », explique-t-il, heureux de trouver un exemple pour résumer sa « maladresse soudaine ». « Je ne me sentais tellement pas préparé », reconnaît-il. Et puis, la vie a, finalement, repris le dessus : « Je me suis dit : ma fille est encore moins prête, et elle a besoin de moi pour ça. »
Pour Karinne Gueniche, psychanalyste clinicienne au sein du service pathologies gynécologiques rares (PGR) de l’hôpital Necker, à Paris, c’est dans cette réaction du cercle familial que beaucoup de choses se jouent : « Si les parents parviennent à faire rentrer cette pathologie dans l’histoire de la famille, il n’y a pas de raison qu’il y ait un traumatisme plus important que pendant l’adolescence. » Mais pour la psychanalyste, qui reçoit à trois reprises les familles après le diagnostic, « c’est quand il y a un catastrophisme parental, du fait d’une projection sexuelle trop brutale et soudaine, que l’enfant peut vivre une forme de sidération ».
Pour ceux qui ont « un esprit d’enfant enfermé dans un corps d’adulte », le phénomène peut alors s’accompagner de troubles alimentaires, de phases dépressives et de résultats scolaires en chute libre, souvent « dans l’isolement spontané de ses pairs », relève Karinne Gueniche. « L’enfant sent qu’il y a quelque chose de honteux dans ce qui lui arrive, et cette irruption du sexuel fait l’effet d’une bombe atomique », explique la psychanalyste, qui déplore cette « intrusion soudaine du sexuel dans ce havre tendre qu’est l’enfance ».
En France, un enfant sur cinq est en surpoids (1,7 million) et 3,5 % sont en situation d’obésité (450 000). Francois Mori / AP
Un traitement hormonal pour freiner le processus
Pour Magali, le test osseux pratiqué au CHU – une radio du poignet gauche – révèle qu’elle a le squelette d’une enfant de « presque dix ans ». « Si on ne faisait rien, elle allait avoir ses règles d’ici quelques mois », raconte Nathalie. Et avec elles, la fin de la croissance, une vie « très probablement bloquée à 1,40 mètre, 1,45 mètre tout au plus. » Le médecin endocrinologue leur propose un traitement hormonal qui peut freiner le processus et aider « à gagner quelques centimètres, ceux qui te font passer de la case anormalement petite à petite mais normale ».
Pour cette « famille qui mange bio et trie ses déchets », caricature en riant Nathalie, le choix n’est « pas simple ». « On entend tellement d’histoires avec les traitements, il y avait eu l’affaire des hormones de croissance, forcément, mais on a eu une équipe très professionnelle en face de nous, raconte Nathalie. On s’est dit qu’il fallait mettre nos principes de côté dans l’intérêt de Magali, lui accorder un peu de répit pour profiter de l’enfance. »
Depuis janvier, Magali a une piqûre, chaque mois, réalisée par une infirmière à domicile. « Ça fait mal, mais c’est pour m’aider », dit la fillette, qui s’empourpre d’une gêne cette fois soudainement très adolescente.
Au CHU, on leur a dit qu’à la fin du traitement, d’ici à deux ans à peu près, « tout repartira normalement ». « C’est comme un bourgeon qui se serait trompé de saison, à qui on demande d’attendre le printemps », explique Nathalie en contemplant l’orchidée qu’elle a eue à la fête des mères. « D’ici là, on a le temps de trouver les mots », raconte encore celle qui « aspire à l’ordinaire » : « les crises d’ado viendront en temps et en heure », lance-t-elle à sa fille et à ses deux petits frères qui s’agitent sur le canapé et s’envoient de monumentaux coups de coussin.
« Laisser faire la nature »
D’autres familles choisissent, elles, de « laisser faire la nature ». Dans le sixième arrondissement de Lyon, Julie a 7 ans et ses règles depuis deux mois. Mère célibataire, Mona, propriétaire d’un salon de coiffure de 39 ans, n’a pas opté pour le traitement hormonal, mais pour « de longues discussions avec Julie ». Mona aussi avait eu ses règles jeune, « avant 10 ans », mais sans se souvenir exactement quand. « C’est que je ne dois pas être traumatisée », plaisante-t-elle. A côté d’elle, Julie le dit spontanément : « pour certaines, c’est plus tôt, c’est un peu la loterie. »
Reste qu’il faut s’adapter à la société qui, elle, n’a pas toujours un regard compréhensif sur ce qui « sort de la norme ». Mona raconte ainsi le « coup de fil de colère » à la maîtresse d’école de Julie, la première fois que sa fille est rentrée le soir avec « des serviettes hygiéniques usagées au fond des poches ». « Forcément, il n’y avait pas de poubelle dans les toilettes des enfants », explique-t-elle en tremblant légèrement en servant un thé à la violette. Elle déplore « un manque d’accompagnement, de compréhension » dans l’entourage de la fillette, « tant des enfants que des adultes ».
Une « société voyeuriste »
Pour Karinne Gueniche, de l’hôpital Necker, ce rejet de la société est paradoxal : « à la fois on ne veut pas voir ces enfants grandir trop vite, parce que c’est tabou, et à la fois on les hypersexualise en permanence. » Publicité, mode, stéréotypes : « tout est fait pour effacer le statut des enfants et les rendre plus adultes », explique la psychanalyste, qui dénonce une « société voyeuriste, à la fois inquiète et excitée devant ces petites filles femmes ».
Reste à savoir ce que deviendront ces enfants, une fois grandis. Est-ce parce que ces fillettes n’étaient pas dans la norme qu’elles vivront moins bien le souvenir de cette puberté ? Pour le professeur Marc Nicolino, de l’hôpital Femme-Mère-Enfant, « la pathologie en elle-même est bien traitée en France, on a des solutions à proposer à ces familles ». En revanche, il déplore « le manque d’associations, qui peuvent aider et soutenir les personnes concernées » et surtout « le manque de moyens qui rend impossible tout suivi psychologique ».
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