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mercredi 28 juin 2017

Gustavo Turecki, biologiste du suicide

Ce psychiatre canadien étudie comment des maltraitances précoces impriment leurs marques dans le cerveau humain, rendant plus vulnérable au stress et à la dépression.

LE MONDE SCIENCE ET TECHNO  | Par 

Gustavo Turecki, le 3 juin, en France.
Gustavo Turecki, le 3 juin, en France. Antoine Doyen POUR LE MONDE

Affable, accessible, souriant, Gustavo Turecki, regard clair et ­déterminé derrière de fines ­lunettes, s’intéresse à des questions pourtant bien peu riantes. Le suicide, la dépression forment son quotidien. Celui du médecin psychiatre, et celui du chercheur en neurosciences.

A 52 ans, il est loin d’être un novice, malgré son air candide. Il dirige le département de psychiatrie de la prestigieuse université McGill, à Montréal. Il est aussi le directeur du groupe McGill d’études sur le suicide, qu’il a fondé ; et le chef du programme sur les troubles dépressifs de l’Institut Douglas, affilié à McGill.

Attiré dès l’enfance par la médecine – « j’ignore pourquoi, mes parents sont ingénieurs » –, le psychiatre canadien creuse deux sillons. Peut-on trouver des biomarqueurs ­capables de prédire la réponse aux traitements médicamenteux, chez les personnes souffrant de dépression ? Et comment les brutalités ou les carences subies par de jeunes ­enfants peuvent-elles, des années plus tard, les rendre si vulnérables et enclins au suicide ?

« Dans le monde de la psychiatrie, Gustavo est clairement identifié comme un des leaders mondiaux de l’étude du suicide », souligne le professeur Bruno Giros, neuroscientifique, qui se partage entre les universités McGill et Pierre-et-Marie-Curie, à Paris.

Trois déclics ont déclenché l’engagement de Gustavo Turecki sur ces questions. Le premier a eu lieu quand ilpréparait, jeune psychiatre, son doctorat de génétique et de neurosciences. « J’ai été très frappé par les histoires de vie des personnes mortes par suicide. En tant que psychiatre, on est rodé aux parcours difficiles. Mais là, il s’agissait de maltraitances incroyables, ­subies très tôt : abus sexuels, violences physiques, négligences. Elles donnaient vraiment envie de pleurer. » Quatre suicidés sur dix ont vécu de tels traumatismes. « Je me suis dit que l’impact de ces adversités précoces devait être crucial. »


Le poids de la génétique


Le second déclic s’est produit à la même époque, lors d’un débat entre psychiatres. « J’ai présenté mes travaux sur la génétique des ­maladies psychiatriques. Ils ont été violemment attaqués par les tenants d’une approche ­sociale et culturelle de ces troubles. » Cuisante, l’expérience le conduira à s’interroger sur le poids de la génétique. « Par la suite, j’ai réalisé que les gènes sont loin de tout expliquer  comme on le pensait il y a trente ans  dans le développement des maladies mentales. »

Cette prise de conscience viendra d’un troisième déclic : sa rencontre avec un neuroscientifique de l’Institut Douglas, Michael Meaney. Il est un des pionniers d’une discipline en plein essor : l’épigénétique. Elle étudie comment des caractères ou des comportements peuvent être transmis ou prolongés, sans ­modification des gènes, mais par des changements de leur activité. Ce, grâce à des « marques » chimiques collées sur ces gènes.

« La stimulation maternelle est associée à une activation durable et spécifique de certains gènes, dans le cerveau des rats : des gènes de l’axe du stress, par exemple »
Michael Meaney s’est intéressé à l’impact des soins maternels chez le rat. Des ratons abondamment léchés par leur mère réagissent beaucoup mieux au stress, leur vie durant, que ceux qui ont été moins léchés, a-t-il d’abord montré. Puis il a trouvé que « la stimulation maternelle est associée à une activation durable et spécifique de certains gènes, dans le cerveau des rats : des gènes de l’axe du stress, par exemple. En 2004, il a établi que les soins maternels agissent par le biais de processus épigénétiques », raconte Gustavo Turecki. « Ces travaux m’ont beaucoup influencé. »

Etaient-ils transposables à l’homme ? Gustavo Turecki a examiné des cerveaux ­humains de personnes mortes par suicide. A McGill, il a développé une des plus vastes collections de cerveaux humains congelés : la banque « Douglas-Bell Canada ». « Elle compte aujourd’hui environ 3 000 cerveaux humains. C’est une des seules banques au monde à collecter des informations sur le vécu des personnes décédées. »

En 2009, il a publié dans Nature Neuroscience, avec Michael Meaney, une étude qui fera date – citée 2 300 fois à ce jour. Les auteurs ont comparé le cerveau de 36 adultes décédés : 12 suicidés, maltraités durant l’enfance ; 12 suicidés non maltraités ; et 12 morts de maladie ou d’accident, sans histoire de maltraitance. « Les suicidés qui avaient été maltraités précocement présentaient, dans les cellules de leur hippocampe, plus de “méthylation” [des marques épigénétiques] sur un gène codant le ­récepteur des hormones du stress », résume Gustavo Turecki. Comme si les mauvais traitements subis très jeunes rendaient « l’axe du stress » hyperactif, atténuant la résistance au stress. Ce serait « une adaptation de l’enfant à un environnement insécure, imprévisible, ­nécessitant une hypervigilance ».

Depuis 2009, ces résultats ont été répliqués. Pour autant, prouver l’existence de processus épigénétiques chez l’homme reste un défi : il faudrait pouvoir suivre dans le temps les marques épigénétiques, distinguer les spécificités de chaque cellule… « C’est encore un peu tôt pour affirmer l’importance de ces effets épigénétiques », reconnaît Gustavo Turecki.

Dans une étude récente – sous presse –, son équipe a montré que le cerveau des personnes mortes par suicide, maltraitées dans l’enfance, différait d’une autre façon du cerveau des suicidés non maltraités. Les fins prolongements de leurs neurones, ou « axones », étaient moins recouverts de « myéline », cette gaine qui accélère l’influx nerveux. Et ce, dans une région cérébrale impliquée dans les émotions et la dépression : le cortex cingulaire ­antérieur. Cette moindre myélinisation semble liée à des processus épigénétiques.

Là encore, ce travail est conforté chez l’animal. Chez des rongeurs, un environnement délétère précoce altère la myélinisation du cerveau. Non réversible, passé un certain ­délai, cet effet affecte la cognition. « Chez l’homme aussi, on voit l’impact des abus subis très tôt sur le développement cognitif », note Gustavo Turecki.

Bruno Giros salue un collègue « très courtois, bon camarade, très intelligent et gros travailleur. Gustavo est un excellent organisateur, un constructeur plus qu’un explorateur, doté de talents autant politiques que scientifiques ». Il est également « soucieux de ses étudiants et de ses collaborateurs, recherchant le consensus, persévérant et ambitieux », ajoute le professeur Fabrice Jollant, psychiatre au CHU de ­Nîmes, qui a travaillé à McGill. « Je commence mes journées de travail très tôt et je les termine vers 23 heures », dit ce travailleur acharné. Il trouve encore le temps de courir et de skier. Et d’aller à la chasse aux champignons, une de ses passions, dans les forêts du Québec.

«Quelque chose reste inscrit dans le corps de personnes meurtries dans l’enfance. Peut-être y aura-t-il, à l’avenir, d’autres traitements à leur proposer »

Quelle pourrait être l’application de ses travaux ? Un des défis de la prévention du suicide tient à la difficulté d’un dépistage spécifique. Et la plupart des personnes qui se suicident ne viennent pas chercher d’aide avant de passer à l’acte. Le principal enjeu, à ce jour, est de mieux comprendre les processus en cause dans le suicide et la dépression. « Ces travaux de biologie nous disent que quelque chose reste inscrit dans le corps de personnes meurtries dans l’enfance. Peut-être y aura-t-il, à l’avenir, d’autres traitements à leur proposer. Pour l’heure, on en est ­encore loin », relève Fabrice Jollant.

A plus court terme, l’espoir vient de la course effrénée aux marqueurs biologiques qui permettraient d’affiner le diagnostic ou le pronostic de la dépression. « Ces marqueurs ­seraient une aide considérable pour proposer rapidement les traitements les mieux adaptés à chaque personne souffrant de dépression », juge Fabrice Jollant.

« La psychiatrie a beaucoup évolué au cours des cinquante ou soixante dernières années, analyse Gustavo Turecki. Il y a un demi-siècle, elle restait très influencée par le courant psychanalytique. Mais elle a progressivement intégré les avancées des neurosciences. » A cet égard, « la France a évolué plus lentement, glisse-t-il. Mais elle est en train de le faire ». Dans une psychiatrie déchirée, aujourd’hui encore, entre l’approche biologique et l’approche psychanalytique, une réconciliation se dessine-t-elle ? « Mes travaux créent des ponts entre l’impact des gènes et l’impact de l’environnement, le rôle du biologique et celui des parcours de vie », se réjouit Gustavo Turecki.

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