La pauvreté ne cesse de s’étendre, les classes moyennes stagnent, les plus riches prospèrent, décrit l’Observatoire des inégalités dans son rapport du 30 mai.
LE MONDE | | Par Isabelle Rey-Lefebvre
C’est un état des lieux nuancé de la société française que publie, mardi 30 mai, l’Observatoire des inégalités. Selon le bilan dressé par une trentaine d’experts et de chercheurs, la crise de 2008 a, certes, durement frappé les couches populaires, premières victimes du chômage de masse et de longue durée, et fait baisser leur pouvoir d’achat. Mais le modèle social français a joué son rôle et amorti le choc.
Les classes moyennes sont plutôt épargnées par les conséquences de la crise économique. Néanmoins, leurs perspectives, comme celles de leurs enfants, stagnent, tandis que les ménages plus riches prospèrent. Une aggravation des inégalités qui fragilise le contrat social et attise le sentiment de révolte d’une partie de la population. Ce constat diverge de celui de l’Insee, qui estime, en appliquant des méthodes de calcul différentes, que les inégalités restent stables en France.
La pauvreté s’étend
Entre 2004 et 2014, la France a compté 950 000 pauvres de plus, c’est-à-dire les personnes vivant avec moins de 50 % du revenu médian, soit moins de 848 euros par mois, prestations sociales incluses et impôts déduits. Cela porte à 8,1 % de la population (5 millions de personnes dont 1,2 million d’enfants et adolescents) le taux de pauvreté en France.
Si l’on retient, en revanche, le seuil de 60 % du revenu médian, comme le recommandent les normes européennes, ce taux monte à 14,1 % (9 millions de personnes) : « Le mode de calcul européen est trop large, estime M. Maurin, cofondateur de l’Observatoire des inégalités. Il englobe des personnes qui vivent avec pas plus de 1 000 euros par unité de consommation et par mois, 2 500 euros pour un couple avec deux grands enfants [on compte une unité de consommation pour le premier adulte du foyer, 0,5 pour les autres adultes et chaque enfant de plus de 14 ans], donc un budget modeste, mais qui permet, par exemple, de vivre en province. »
D’autres chiffres attestent de l’appauvrissement d’une part grandissante de la population. Ainsi, 1,84 million de personnes percevaient, fin 2016, le revenu de solidarité active (RSA), soit 500 000 de plus qu’en 2008 (+ 39 %). Mais la tendance s’est inversée sur la dernière année : entre fin 2015 et fin 2016, il y a eu 80 000 allocataires en moins (– 4,3 %). « Le pire a été évité mais la France n’est pas encore entrée dans une vraie phase d’inversion de la situation », commente M. Maurin.
La première cause de la pauvreté reste « le mal-emploi » (chômage, précarité, temps partiel subi), qui touche 7,7 millions de personnes. Inactifs et chômeurs représentent 71 % des personnes pauvres ; 20,3 % des ouvriers non qualifiés sont au chômage (chiffre 2015), soit deux fois plus que la moyenne de la population active (10 %) et cinq fois plus que les cadres (4 %). Le diplôme et le statut sont particulièrement discriminants : un tiers des jeunes travailleurs non diplômés n’ont qu’un emploi précaire, soit trois fois plus que les titulaires d’un bac + 2.
La précarité a commencé à sévir dans les années 1990, touchant 8 % de la population active, en 1993, et jusqu’à 12 %, en 2000, pour se stabiliser. Elle touche de plein fouet les jeunes de 15 à 24 ans, dont 51,6 % n’ont, en 2014, qu’un emploi précaire, tandis qu’un jeune actif sur cinq est sans emploi.
Le pouvoir d’achat des plus modestes recule
Fait inédit, entre 2003 et 2014, les 10 % des personnes les plus modestes ont perdu 30 euros de pouvoir d’achat par unité de consommation et par mois, en monnaie constante, pour aboutir à un niveau moyen de 658 euros par unité de consommation : « Un tel recul ne s’est pas vu depuis la seconde guerre mondiale, précise M. Maurin. Bien qu’il ne s’agisse pas d’un effondrement, il contribue à l’exaspération, exprimée dans les urnes, de ces populations. Il ne faut cependant pas rejeter le modèle français, en particulier les allocations-logement, et lui dénier toute efficacité car, comparé à d’autres pays, il a atténué la chute. »
Seul signe positif, la situation des plus modestes ne se dégrade plus depuis 2012. Les écarts de salaire s’accentuent toutefois au fil des ans, pour devenir vertigineux en fin de carrière. Ainsi, un cadre supérieur qui a démarré, à 21 ans, à moins de 3 000 euros par mois, gagne, en moyenne, lorsqu’il atteint de 61 à 65 ans, 7 854 euros brut mensuels, une rémunération sans commune mesure avec celle d’un ouvrier non qualifié qui n’aura vu, lui, son salaire progresser que de 500 euros, en quarante ans, pour finir à 2 188 euros.
Les classes moyennes stagnent
Une autre raison de la désespérance constatée lors des élections est la stagnation du pouvoir d’achat des classes moyennes, cette moitié de la population dont les revenus sont supérieurs à ceux des 30 % les plus pauvres et inférieurs à ceux des 20 % les plus riches. Les plus aisés d’entre eux (du 5e au 8e décile) ont réussi à grappiller, en onze ans, 97 euros par mois, pour une personne, et les moins fortunés (du 3e au 5e décile) n’ont rien gagné du tout.
Leur ascension sociale, constante depuis les années 1950, s’interrompt brusquement, et la déception est amplifiée lorsque ces familles voient leurs enfants peiner. D’une génération à l’autre, les conditions de vie s’améliorent encore : les jeunes démarrent avec des revenus meilleurs que ceux de leurs aînés, mais qui stagnent ensuite.
« Au vu des débuts de parcours des actifs nés après 1984, il y a de quoi s’inquiéter pour ces générations dont le niveau de vie risque d’être nettement inférieur à celui de leurs parents, alors qu’elles sont plus diplômées », alerte Louis Maurin.
Les riches prospèrent
Pendant que les plus modestes perdaient 30 euros par personne et par mois, les 10 % les plus aisés de la population, qui perçoivent en moyenne 4 683 euros par unité de consommation, engrangeaient, eux, 272 euros supplémentaires, et même jusqu’à 656 euros jusqu’à la crise de 2008-2009. Celle-ci a tout de même amputé leurs ressources mensuelles de 386 euros en moyenne.
Ainsi, les 10 % les plus riches gagnent sept fois plus que les 10 % les plus pauvres, et lorsque l’on prend en compte le patrimoine, sorte de revenu d’accumulation évidemment impossible à constituer et faire fructifier quand on est pauvre, les inégalités deviennent abyssales : les 10 % les plus riches, avec un patrimoine brut de 1,25 million d’euros, détiennent 630 fois plus que les 10 % les plus pauvres et leurs 2 000 euros d’économies moyennes.
Le logement, source d’inégalités
La hausse des prix et des loyers, depuis 2000, a creusé le fossé entre les plus aisés, qui consacrent 13 % seulement de leurs revenus à se loger, et les plus modestes qui y sacrifient 31 % de leur budget, six points de plus qu’en 2001.
Le coût du logement est aussi source d’inégalités entre propriétaires et locataires : on ne compte que 16 % de propriétaires parmi le quart des ménages les plus modestes, alors qu’ils étaient 33 % en 1973. Les loyers exorbitants qu’exigent les bailleurs comme les prix de vente que doivent acquitter les primo-accédants organisent un transfert de richesse massif des jeunes vers les vieux, accentuant les inégalités entre générations.
Les non-salariés, catégorie hétérogène
Les non-salariés sont un peu la « terra incognita » des statistiques : 3 millions d’actifs, soit 11,5 % de la population, ont en commun d’exercer en indépendant mais les différences de revenus et de conditions de vie entre un modeste artisan du bâtiment (gagnant en moyenne 2 420 euros par mois), un chauffeur de taxi (1 360 euros), un coiffeur (1 330 euros), d’une part, et un médecin ou un dentiste (8 310 euros), ou un pharmacien (7 380 euros), d’autre part, sont extrêmes.
« Certaines professions, par exemple, les médecins, les agriculteurs, exercent un lobbying particulièrement efficace pour conserver des barrières à l’entrée, éviter une trop grande concurrence et bloquer les réformes qui ne leur plaisent pas », remarque Louis Maurin.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire