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vendredi 8 juillet 2016

« La frontière entre réfugiés et migrants est poreuse »

LE MONDE IDEES| Propos recueillis par Antoine Flandrin
Le 25 juin, sur le pont de l’« Aquarius », navire affrété par l’association SOS Méditerranée pour sauver les naufragés.
Le 25 juin, sur le pont de l’« Aquarius », navire affrété par l’association SOS Méditerranée pour sauver les naufragés. Bram Janssen/AP
Karen Akoka, sociologue, est maître de conférences en science politique à l’université Paris-Ouest-Nanterre, et chercheuse à l’Institut des sciences sociales du politique.
Selon vous, il n’y a pas de « crise des réfugiés », pas plus qu’il n’y a de « crise des migrants ». Pourquoi ?
Ces expressions sous-entendent que nous assistons à une augmentation exponentielle du nombre d’étrangers arrivant en Europe, qui mettrait en danger nos systèmes socio-économiques. Or, ce n’est pas le cas. Un million d’étrangers sont arrivés clandestinement en 2015 dans l’Union européenne, ce qui correspond à 0,2 % de sa population. L’Europe a au contraire ­besoin d’un apport migratoire pour préserver son équilibre démographique et garder une proportion d’actifs raisonnable par rapport aux inactifs. La France se porte un peu mieux que certains de ses voisins, mais elle a tout de même besoin de faire venir de nouveaux actifs si elle veut pouvoir financer les retraites des plus âgés ou l’éducation des plus jeunes.
Contrairement à une idée ancrée, l’arrivée de migrants n’est donc pas un fardeau. Il n’y a pas de corrélation avérée entre chômage et migrations. Bien souvent, les migrants représentent même une contribution économique non négligeable. Parler de « crise migratoire » est d’autant plus indécent que l’on connaît le coût humain de cette tragédie : on a franchi, début juin, le cap des 10 000 morts en Méditerranée depuis 2014. On laisse les exilés s’entasser au Liban, en Turquie ou en Jordanie, alors que ce phénomène constitue une bombe à retardement, source de potentiels conflits et de déséquilibres géopolitiques graves.
L’UE dépense des sommes extraordinaires en centres de rétention, en retours forcés en avion, en développement de technologies pour sécuriser ses frontières : elle ferait mieux d’investir dans des dispositifs qui permettraient de mieux accueillir ces migrants et qui, à long terme, bénéficieraient à tout le monde.

Dans quel cas peut-on parler de crise migratoire ?
A mon sens, l’expression de « crise migratoire » est un cadrage erroné. Derrière le terme flou de « crise » se cache pudiquement l’idée d’un trop-plein. Ce cadrage s’est imposé lorsque l’immigration a été considérée comme un problème, dès la fin des années 1970. Et c’est à partir de cette idée fausse que, depuis, sans discontinuer, les pouvoirs publics élaborent des « solutions » qui consistent à essayer de réduire le nombre de migrants. Or, l’histoire nous montre que c’est rarement le nombre en soi qui fait crise, mais presque toujours les dispositifs mis – ou pas mis – en place dans les pays d’accueil.
L’arrivée d’un million de Russes en Israël [6 millions d’habitants] dans les années 1990 n’a pas provoqué de « crise », pour ne prendre qu’un exemple parmi tant d’autres. Le fait de voir tant de migrants dormir dans la rue ou sous des tentes, à Paris ou ­Calais, peut donner l’impression d’un trop-plein, mais c’est en quelque sorte une illusion d’optique : si ces hommes, ces femmes et ces enfants sont obligés de s’entasser au même endroit, ce n’est pas parce qu’ils sont trop nombreux par rapport aux ressources existantes, c’est parce que la fermeture des frontières les empêche de circuler pour s’établir là où ils pourraient trouver doucement leur place, en s’appuyant sur leurs compétences, leurs réseaux et leur langue.
C’est d’ailleurs là où les frontières sont le plus verrouillées – à Calais, Lesbos, Ceuta ou Lampedusa – qu’il y a le plus d’hommes, de femmes et d’enfants entassés dehors.
L’an dernier, un débat sémantique s’est installé pour savoir comment qualifier les milliers de personnes qui arrivent quotidiennement sur les côtes méditerranéennes. Comment la distinction entre réfugiés et migrants est-elle devenue légitime ?
A l’époque, la chaîne Al-Jazira avait annoncé qu’elle utiliserait le mot de « réfugiés » pour désigner ceux qui traversent clandestinement la Méditerranée, parce qu’elle estimait que tous devaient être protégés. Cette position est belle sur le plan moral, mais elle est problématique. Elle sous-entend que les ­ « réfugiés » sont légitimes et que les « migrants » ne le sont pas. Cette distinction, et plus encore cette hiérarchisation entre réfugiés et migrants, ne va pourtant pas de soi. D’où vient cette idée que fuir le risque d’être emprisonné serait plus noble que fuir le risque de mourir de faim ?
Pour répondre à cette question, il convient de se poster à un moment de l’histoire où les dés ne sont pas encore jetés, c’est-à-dire avant que le réfugié soit exclusivement défini comme un persécuté par la Convention de Genève de 1951. Avant ce texte, deux grandes conceptions du réfugié s’opposent, comme le montre la chercheuse britannique Jacqueline ­Bhabha. L’une provient du bloc occidental : elle promeut la persécution comme critère central de définition du réfugié et dénonce les violences politiques commises par les gouvernements tyranniques, dans la lignée de l’héritage idéologique des Lumières, tourné vers un ordre libéral et démocratique, très porté vers la protection des libertés individuelles, l’égalité politique et civique, moins vers la protection des droits socio-économiques.
L’autre conception est portée par le bloc socialiste : dans la lignée de l’héritage communiste, elle pose au contraire les inégalités socio-économiques comme un problème et comme un critère de définition du réfugié. La définition du réfugié retenue dans la Convention de Genève en 1951 consacre la hiérarchie propre au bloc occidental : elle place les droits civiques au-dessus des droits socio-économiques et les droits individuels au-dessus des droits collectifs. C’est ainsi que ceux que l’on aurait pu appeler les « réfugiés de la faim » ou « de la pauvreté » ont été regroupés sous le terme de migrants, que l’on peut refouler.
La Convention de Genève est adoptée au début de la guerre froide. Dans quelle mesure la concurrence idéologique entre les blocs occidental et socialiste a-t-elle influencé les politiques d’asile de la France ?
Avec la guerre froide, l’endiguement du communisme devient un enjeu central : une attitude souple est donc adoptée envers tous les anticommunistes. Il suffit, dans les années 1950-1970, d’être russe, polonais, tchécoslovaque ou arménien, puis, dans les années 1980, d’être vietnamien, cambodgien ou laotien, et donc de quitter un régime communiste, pour obtenir le statut de réfugié en France.
C’est le cas après l’écrasement de l’insurrection de Budapest par les troupes soviétiques, en 1956. Les agents de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) savent très bien que les Hongrois qui arrivent en France ne sont pas tous des dissidents qui ont été persécutés individuellement. Les rapports d’activité de l’institution sont cependant parsemés d’appels à la « bienveillance », à l’« interprétation large » ou à l’« application souple des critères ».
Parmi les raisons de ce large accueil, les calculs politiques entrent en ligne de compte : en accueillant en 1956, à bras ouverts et sous l’œil de tous les médias, des milliers de Hongrois, le gouvernement anticommuniste de Guy Mollet cherche bien évidemment à décrédibiliser le régime soviétique, mais aussi à détourner l’attention du fiasco de l’intervention franco-britannique dans le canal de Suez.
Dans l’après-guerre, comment est interprétée la distinction que l’on juge aujourd’hui naturelle entre réfugiés et migrants ?
Globalement, les années 1950-1980 sont marquées par une grande porosité entre les catégories de réfugiés et de migrants : elles sont mobilisées de façon fluctuante selon les rapports de force et les intérêts du moment. Les archives montrent par exemple qu’au début des années 1960 le représentant du ministère des affaires étrangères au conseil d’administration de l’Ofpra se plaint du trop grand nombre de Yougoslaves qui obtiennent le statut de réfugiés.
A l’époque, la France souhaite préserver les bonnes relations diplomatiques avec la Yougoslavie de Tito : le représentant du ministère des affaires étrangères suggère donc à plusieurs reprises à l’Ofpra de faciliter l’accès des Yougoslaves au marché du travail pour qu’ils arrêtent de demander le statut de réfugié. Je n’ai pas trouvé de preuves du lien de cause à effet, mais deux ans plus tard des accords de main-d’œuvre sont signés avec la Yougoslavie. Les Yougoslaves sont en conséquence plus nombreux à se tourner vers les procédures de l’immigration du travail et moins nombreux à demander l’asile – à la plus grande satisfaction du ministère des affaires étrangères. Cette souplesse des usages n’est bien sûr possible que si le pays adopte des politiques d’immigration ouvertes.
Aujourd’hui, le déplacé climatique, le migrant économique et le réfugié politique s’imbriquent étroitement. Suffirait-il de moderniser ­les textes de la Convention de Genève pour régler la crise des politiques d’asile ?
Je ne le pense pas. L’idée que la Convention de Genève n’est plus adaptée me paraît fausse. Ce serait sous-entendre que les réfugiés de la guerre froide étaient tous des militants qui fuyaient leur pays pour des raisons politiques. On a gardé l’image du dissident politique, celle du refuznik soviétique des années 1950-1970 : son arrivée était médiatisée dans un contexte de concurrence idéologique qui permettait de mettre en scène la supériorité de l’idéologie capitaliste. Mais, en réalité, les difficultés auxquelles étaient confrontés, au quotidien, les Hongrois, les Tchèques ou les Vietnamiens n’étaient pas uniquement de nature politique : se conjuguaient, comme aujourd’hui, des violences politiques, socio-économiques, collectives et individuelles.
Cette image du dissident soviétique individuellement persécuté est trompeuse : elle a dessiné en creux la figure du soi-disant faux demandeur d’asile d’aujourd’hui. Ses motivations seraient plus économiques et moins politiques ; il fuirait moins des persécutions individuelles que des situations d’instabilité générale où le flou de l’ethnique et du religieux aurait remplacé la noblesse et la clarté du politique. Or, il existe une grande porosité entre catégories de réfugiés et de migrants dès les années 1950.
A bord de l’« Aquarius », au large de Messine (Sicile), le 25 juin 2016.
A bord de l’« Aquarius », au large de Messine (Sicile), le 25 juin 2016. Bram Janssen / AP
Le cadre de la Convention de Genève est-il adapté à 2016 ?
Le cadre est adapté, c’est la manière dont on interprète le texte qui ne l’est pas. Si l’on veut une politique d’asile plus juste, deux choses sont nécessaires : une interprétation plus souple de la Convention et des politiques migratoires moins restrictives. Il ne peut pas y avoir de droit d’asile sans une politique d’immigration ouverte. D’abord parce que, pour qu’une personne puisse demander l’asile, il faut qu’elle puisse entrer en Europe. Mais surtout parce que la frontière entre réfugiés et migrants est poreuse. Les gens fuient pour des raisons à la fois politiques et économiques. Et les sphères du politique et de l’économique ne sont pas étanches, tout comme la dimension collective ou individuelle d’une menace.
Dans quelle mesure la politique d’asile s’est-elle durcie en France ?
Durant les années 1980, dans un contexte de crise économique, l’immigration a été considérée comme un problème public. C’est à ce moment-là que se généralisent les exigences de qualification individuelle de preuves, même si elles restent différenciées selon les nationalités. A l’époque, la France montre une grande tolérance envers les boat people : ils reçoivent automatiquement le statut de réfugié sur des critères qui n’ont rien à voir avec ceux de la Convention de Genève. De nombreux Cambodgiens installés dans des camps à la frontière thaïlandaise obtiennent ainsi le statut de réfugié sur la seule base de leur nationalité.
Au même moment, la France demande en revanche aux Zaïrois de prouver qu’ils craignent d’être individuellement persécutés. Les fraudes commises par les « ex-Indochinois » sont étouffées, tandis que celles commises par les Zaïrois sont médiatisées. Mais c’est surtout dans les années 1990 que le taux de rejet des demandes d’asile augmente, passant de 20 % à 80 %. Les demandeurs d’asile viennent désormais des pays décolonisés avec qui il s’agit de préserver de bonnes relations diplomatiques. Reconnaître le statut de réfugié apparaît moins utile.
Peut-on dire que les Syriens sont les grands perdants de cette histoire ?
A première vue, on pourrait avoir le sentiment que les Syriens bénéficient du traitement de faveur accordé auparavant aux refuzniks soviétiques ou aux boat people. Ils ont moins besoin de prouver qu’ils sont individuellement persécutés et ils reçoivent plus facilement le statut de réfugié que les Irakiens, les Afghans, les Soudanais ou les Congolais, qui fuient pourtant des dictatures sanguinaires ou des conflits meurtriers.
Comme hier, l’attribution du statut de réfugié aux Syriens est en partie adossée à des considérations géopolitiques et idéologiques : les Syriens fuient le régime de Bachar Al-Assad, avec lequel la France a rompu tout lien diplomatique, ce qui n’est pas le cas des régimes soudanais, afghans ou irakiens. Ils fuient en outre l’organisation Etat islamique, dans un contexte où la figure de l’islamiste semble avoir remplacé celle du communiste comme nouveau soubassement idéologique sous-tendant la détermination du statut de réfugié.
Mais comme l’immigration est considérée comme un problème, on ne veut pas qu’ils soient trop nombreux. On barricade donc le territoire. Alors qu’on acheminait les ex-Indochinois en Europe depuis l’Asie du Sud-Est, les Syriens y entrent au risque de leur vie. C’est seulement une fois sur le territoire qu’ils bénéficient d’une tolérance plus grande – et encore. En France, un tiers des Syriens reçoivent non pas le statut de réfugié, qui ouvre le droit à un titre de séjour de dix ans débouchant généralement directement sur la nationalité, mais une protection d’un an, renouvelable tous les ans, dite « protection subsidiaire ». Derrière, il y a l’idée que, si au bout d’un an la situation s’améliore en Syrie, on pourra les y renvoyer.
En quoi l’accord UE-Turquie du 18 mars marque-t-il une rupture dans la politique d’asile ?
L’accord propose une solution inédite parce qu’il stipule que tous les étrangers arrivés en Grèce après le 20 mars peuvent être renvoyés en Turquie. Il ne s’agit donc plus, comme avant, de différencier les bons réfugiés que l’on accueillera des mauvais migrants que l’on refusera, mais de renvoyer tout le monde, demandeurs d’asile ou réfugiés en puissance compris, avant même que s’opère ce tri. Les réfugiés en puissance – les nationaux de pays comme l’Erythrée ou la Syrie, qui obtiennent généralement une protection juridique dans les grands Etats de l’UE dès qu’ils arrivent à y entrer – sont visés par l’accord. Avec ce texte, c’est donc le droit de demander l’asile lorsqu’on est sur le sol européen, mais aussi le droit de rester en Europe lorsqu’on y est considéré comme un réfugié qui sont bafoués.

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