Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme), 8 mars 2015 : Journée des femmes. Dans le quartier de la Gauthière, plusieurs dizaines d’entre elles sont réunies à l’université Foraine. Assises dans une salle de TD, gobelet de thé à la main, elles écoutent le compte rendu de l’atelier exploratoire auquel elles ont participé pendant la semaine. L’objectif était de repérer les quartiers où les femmes aiment bien aller, ceux où elles se sentent moins à l’aise. A la Gauthière, l’entrée du centre commercial, où se trouve un bar, s’est révélée problématique. « C’est un lieu où il y a beaucoup de regroupements de jeunes hommes, pas forcément agressifs, mais qui portent le regard sur elles, explique Karine Plassard, clermontoise et militante féministe. Quand on est une femme seule et que l’on doit passer devant quinze messieurs, ce n’est pas toujours évident. On peut être dévisagée des pieds à la tête, recevoir une réflexion pas très sympathique… Cela crée un sentiment d’insécurité. »
Anecdotique ? Pas pour les femmes. Dans toutes les villes, il y a des quartiers qu’elles évitent, des stations de métro auxquelles elles ne s’arrêtent pas, des espaces verts qu’elles préfèrent ignorer.
Dans les lieux qu’elles fréquentent, elles flânent rarement. Là où les hommes s’attardent à discuter, debout sur le trottoir ou attablés au café, elles s’activent, font des courses ou accompagnent les enfants. Quand elles sont seules, elles marchent sans traîner. Et le pire, c’est que, bien souvent, elles ne s’en aperçoivent même pas. Faites l’expérience. Demandez à vos amis, à vos collègues, à vos enfants s’ils ont remarqué combien la ville qu’ils arpentent est sexiste : ils et elles, pour la plupart, vous regarderont avec de grands yeux. Et plus encore s’ils vivent dans une zone favorisée.
L’espace public n’est pas neutre
Le constat est bien établi : dans les beaux quartiers comme dans les plus populaires, l’espace public n’est pas neutre. Et c’est le genre masculin qui y gagne. En France comme ailleurs, et de longue date. Ce qui est nouveau, c’est que des géographes, des urbanistes, des responsables municipaux se mobilisent désormais pour y remédier, et rendre ces lieux de vie plus égalitaires. Un impératif d’autant plus urgent, affirment certains, que si l’on n’y prend garde, la ville « écologique » de demain, celle qui devra participer à la lutte contre l’épuisement des énergies fossiles et le réchauffement climatique, pénalisera plus encore les femmes qu’elle ne le fait déjà. Car c’est une chose de rendre les transports moins polluants, l’éclairage moins énergivore ; c’en est une autre de permettre aux femmes de se déplacer commodément et de circuler sans peur la nuit.
Grenoble, printemps 2012. Sophie Louargant, géographe à l’université Pierre-Mendès-France, mène une enquête auprès des usagers (42 hommes, 48 femmes) de trois espaces de nature et de loisirs de l’agglomération : le parc de l’Ile-d’Amour, celui de l’Ovalie et celui des Franges. « Les entretiens ont révélé que leur fréquentation était assez mixte, mais, en affinant les analyses, des différences sont apparues, détaille-t-elle. Ainsi, 42 % des hommes indiquaient fréquenter les espaces naturels plutôt seuls, contre seulement 21 % des femmes. A l’inverse, 54 % des femmes s’y rendent accompagnées ou dans le cadre de pratiques de sociabilité, contre seulement 36 % des hommes. » Et lorsqu’elles sont seules, « elles ont tendance à se protéger par des écouteurs pour courir ou faire du vélo, afin de ne pas être abordées ».
La peur du harcèlement
Dans ces lieux de détente comme ailleurs, la première cause de l’usage différencié de l’espace public entre hommes et femmes, c’est la peur. Peur du harcèlement de rue. Peur des attouchements dans le métro bondé. Peur de l’agression physique dans les quartiers glauques ou peu fréquentés. Des craintes malheureusement fondées : selon le rapport 2015 du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes, 100 % des utilisatrices des transports en commun ont été victimes, au moins une fois dans leur vie, de harcèlement sexiste ou d’agressions sexuelles. Des craintes parfois même admises comme « normales », au grand dam des féministes.
« Lorsque vous sortez, évitez les lieux déserts, les voies mal éclairées, les endroits sombres où un éventuel agresseur peut se dissimuler. Dans la rue, si vous êtes isolée, marchez toujours d’un pas énergique et assuré. Ne donnez pas l’impression d’avoir peur » : voici ce que l’on pouvait lire sur le site du ministère de l’intérieur, sous le titre « Conseils aux femmes », jusqu’en 2013… date à laquelle ces « conseils » furent supprimés sous la pression de l’association Genre et ville. « Véritable injonction à ce que les femmes ne sortent pas de chez elles, ce texte était un outil de propagande paternaliste indigne d’un gouvernement qui prône une égalité juste et réelle entre les femmes et les hommes », s’insurge sa présidente, Chris Blache. Militante féministe, cette consultante en socio-ethnographie soutient que si la ville est devenue dangereuse pour les femmes, c’est le résultat « d’une construction sociale, sociologique et historique » : dans l’inconscient collectif, l’espace public serait la propriété de l’homme, seul à même de l’investir en toute liberté. Et de fait : si les femmes occupent moins l’espace public que les hommes, c’est aussi qu’il n’est pas conçu pour elles.
Une offre de loisirs destinée aux hommes
Bordeaux, octobre 2014. Edith Maruéjouls, géographe du genre à l’université Bordeaux-Montaigne (laboratoire ADES-CNRS), soutient sa thèse de doctorat. Son titre : « Mixité, égalité et genre dans les espaces du loisir des jeunes ». Dans trois communes de l’agglomération bordelaise – deux situées en zones « sensibles », la troisième en milieu « protégé/privilégié » –, la chercheuse a passé au crible la fréquentation des loisirs à destination des 8-20 ans. Les résultats sont ahurissants : les deux tiers des bénéficiaires de l’offre de loisirs publique ou associative subventionnée sont des garçons. Ils sont plus de 65 % dans les activités sportives (toutes disciplines confondues), 75 % à 80 % dans les maisons de quartier, maisons de jeunes et clubs de prévention… et représentent pratiquement 100 % des utilisateurs des équipements sportifs d’accès libre.
Dans l’espace public, la mixité des loisirs des jeunes est donc toute relative. L’écart se creuse franchement lors de l’entrée au collège, époque charnière à laquelle on observe une baisse drastique de la fréquentation des clubs omnisports, chez les garçons comme chez les filles. Mais alors que les premiers réinvestissent massivement les espaces publics sportifs – gymnase ouvert, terrain en accès libre, city stade ou skate park –, les filles en sont le plus souvent absentes ou sont au mieux spectatrices. « Ce décrochage passe souvent inaperçu », remarque Edith Maruéjouls, qui est aussi créatrice du bureau d’études l’Arobe (Atelier recherche observatoire égalité).
L’invisibilité des filles
Dans l’espace politique comme dans le travail social, on justifie cet écart par une équation simple : les filles surinvestissant le monde scolaire, il faut équilibrer la moins bonne réussite des garçons en leur permettant une expression sportive. C’est ainsi que s’amorce, dans l’espace public, « l’invisibilité de la question de la place des filles, et finalement des filles elles-mêmes ». Pour leur donner cette place, on peut imaginer diversifier les loisirs, rendre les terrains de jeux plus polyvalents, développer des activités collaboratives aux côtés des sports de compétition – les pistes ne manquent pas, mais restent pour l’heure inexploitées.
« Si on se penche sur la pratique des musiques actuelles (rock, rap, techno, reggae…), on constate qu’elles sont elles aussi majoritairement masculines, renchérit le géographe Yves Raibaud, maître de conférences à l’université Bordeaux-Montaigne. Au total, les études menées sur les loisirs des jeunes font apparaître une très grande inégalité dans l’attribution des moyens par les collectivités territoriales et l’Etat, selon qu’il s’agit de loisirs féminins ou masculins. Ce qui est privilégié, c’est une offre de loisirs se disant neutre, mais en fait spécifiquement destinée aux garçons, dans l’objectif de canaliser la violence des jeunes dans des activités positives. » Pour ce chercheur, un tel angle de vue revient à découvrir « une ville faite par et pour les hommes ». L’exemple de certaines villes, pourtant, en témoigne : ce sexisme urbain n’est pas une fatalité.
Rennes, meilleure élève en France
A Rennes, par exemple, nommée « meilleure élève pour l’égalité femmes-hommes au royaume des cancres », comme titrait, le 7 mars 2015, le magazine en ligne Yegg. A l’occasion de la Journée des femmes, le site Les Nouvelles News venait de dévoiler son palmarès des villes les plus engagées dans ce domaine, réalisé à partir d’un questionnaire envoyé aux cinquante plus grandes villes de France, hors Paris. Aiguillonnée par un réseau associatif foisonnant, la ville bretonne mène de longue date une politique volontariste en faveur de l’égalité de genre : créé en 2002, le Bureau des temps de la mairie rennaise a ainsi réaménagé l’ensemble des horaires des services publics, afin de permettre à tous et à toutes de mieux conjuguer vie professionnelle et vie privée. De même à Nantes, à partir de novembre, les bus de nuit expérimenteront l’arrêt à la demande, comme cela se fait au Canada, afin d’accroître la sécurité des passagères en les laissant descendre près de leur domicile.
« Rendre la ville plus égalitaire, c’est possible », confirme l’urbaniste néerlandaise Lidewij Tummers, chercheuse à l’université technique de Delft. L’Europe y participe : en 1999, les membres de l’Union s’accordaient à rendre juridiquement contraignant le principe du gender mainstreaming (ou « approche intégrée de l’égalité »), c’est-à-dire la prise en compte systématique de l’égalité de genre à tous les niveaux de décision. Certaines villes s’en sont inspirées. A commencer par Vienne (Autriche), ville modèle en la matière, où le manuel « La prise en compte du genre dans l’urbanisme » sert de référence dans tous les projets d’aménagement. Mais aussi Berlin, où des directives sont proposées en matière de rénovation urbaine à partir de l’identification des besoins différenciés des usagers et des usagères. Ou encore Barcelone, où un collectif d’architectes, de géographes et d’urbanistes désireux de faire respecter la loi sur l’égalité des genres propose des solutions pour les collectivités locales (commerces de proximité, signalisation des espaces, lieux de rencontre et de convivialité, transport public interurbain, etc.). Mais ces initiatives restent l’exception.
« Une quantité considérable de projets pilotes de gender mainstreaming dans l’urbanisme est maintenant disponible. Les résultats montrent qu’ils offrent de meilleurs cadres de vie non seulement pour les femmes, mais pour tous les habitants de la ville. Mais ce constat a très peu pénétré le domaine de l’urbanisme », se désole Lidewij Tummers. Car les acteurs y restent souvent des hommes, dont les priorités perpétuent le caractère « androcentré » de la ville. Une ville qu’ils considèrent bien souvent comme « neutre »… en oubliant que les femmes l’utilisent bien différemment d’eux. Et en omettant, lors des processus de réflexion mixtes, de prendre les voix des femmes en compte au même titre que les leurs. « Parce qu’elles évoquent des réalités concrètes, pratiques, les interventions des femmes sont souvent considérées comme relevant de cas particuliers, relève cette architecte, alors qu’elles concernent en fait l’intérêt général. »
Les transports, un défi
Exemple flagrant de ces exigences « additionnelles » : l’amélioration de leurs conditions de transport. « Dans les pays européens comme dans le monde entier, l’essentiel du travail de soins correspond toujours au rôle féminin, poursuit Lidewij Tummers. Cela implique que les femmes ont des journées interrompues, des déplacements multiples : on fait un détour en rentrant du travail pour les courses, on emmène les enfants à l’école et à leurs autres activités, on accompagne un grand-parent à une visite médicale. » Pour tenir cet emploi du temps tendu, le moyen de transport idéal est bien souvent la voiture. Mais là, on tombe sur un paradoxe : la ville « durable » de demain, dont l’esquisse se dessine déjà sur les tables des urbanistes, tend en bonne logique à réduire l’usage de l’automobile en centre-ville, au profit du vélo, de la marche à pied, du tramway ou du covoiturage. Ce qui fait craindre au géographe Yves Raibaud une inégalité quotidienne plus criante encore.
« Les femmes utilisent plus les transports en commun que les hommes pour leurs trajets professionnels et de loisirs, mais elles prennent la voiture lorsqu’elles font les courses ou de l’accompagnement, souligne-t-il. Limiter l’accès du centre-ville aux voitures, cela revient surtout à léser ces femmes “multitâches” : celles qui utilisent leur véhicule par nécessité, pour des fonctions que ne partagent pas les hommes. » Les enquêtes menées dans son laboratoire sur la métropole bordelaise montrent que les femmes, pour des raisons pratiques, ont nettement moins recours au vélo que les hommes. Si le transport d’un enfant peut se résoudre par l’installation d’un porte-bagages, l’arrivée du deuxième règle la question : les mères interrogées n’envisagent plus d’utiliser leur vélo, évoquant la multitude de leurs déplacements et des trajets complexes.
En matière d’urbanisme, écologie rimerait donc avec inégalité ? Chris Blache n’est pas d’accord. « La ville durable peut tout à fait rimer avec l’égalité des genres, à condition de prendre ce critère en compte, affirme la présidente de Genre et ville. C’est vrai qu’on ne peut pas prendre trois enfants en même temps sur un vélo, comme il est vrai que ce sont les femmes qui continuent majoritairement d’emmener les enfants à l’école. Mais l’on peut, d’une part, lutter contre la perpétuation de ce stéréotype, d’autre part, remplacer la voiture par des solutions qui ne lèsent pas les femmes. Pour faciliter les sauts de puce qu’elles font dans la journée, on peut imaginer une ville à la mobilité plus douce, plus partageuse, avec des approches nouvelles – arrêt à la demande dans les transports en commun, passage aisé d’un mode de transport à un autre. » Cette socioethnographe n’est pas non plus convaincue que la réduction de l’éclairage public la nuit, mesure souvent évoquée pour ses avantages économiques et énergétiques, augmenterait l’insécurité des passant(e)s.
Solutions inventives
« La nuit ranime les fantasmes de peur, mais la grande majorité des agressions ont lieu de jour et dans des endroits familiers », remarque-t-elle en citant les travaux de la sociologue Marylène Lieber (Genre, violences et espaces publics, Presses de Sciences Po, 2008). Entre le noir total et le tout éclairé, elle estime que d’autres voies sont à explorer. « Se sentir bien dans l’espace public, ce n’est pas forcément être éclairé par une lumière violente. De même que se sentir bien chez soi, ce n’est pas mettre l’halogène à fond, mais créer des ambiances de couleur et de lumière. » Plutôt qu’une réponse « ultrasécuritaire » (grillages, codes d’entrée, repli sur les lieux privés au détriment de l’espace public), elle prône la subtilité et l’inventivité. « Comme cela a été fait à Strasbourg, sur la place d’Austerlitz récemment rénovée, où un éclairage modulable permet de varier les ambiances. »
L’éloge de l’ombre, en quelque sorte, qu’il conviendrait de rapprivoiser… Mais que répondre, rétorque Yves Raibaud, aux piétonnes « qui regrettent qu’on éteigne de bonne heure les éclairages de rue pour faire des économies, quand on éclaire abondamment des stades, considérés comme nécessaires à l’attractivité des métropoles et fréquentés uniquement par des hommes » ? Changer les rapports sociaux de genre en milieu urbain, cela suppose aussi, et surtout, que les femmes s’en mêlent. Pas gagné. A l’issue des municipales de 2014, seulement 16 % des maires de France étaient des femmes. Et on ne comptait que six femmes maires de villes de plus de 100 000 habitants (Paris, Lille, Nantes, Rennes, Amiens, Aix-en-Provence). Pas plus qu’en 2008…
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