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Trips sur ordonnance
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Mescaline, ecstasy, psilocybine soigneront-ils la dépression, l’angoisse, l’autisme ou l’alcoolisme ? Des psychiatres américains explorent le potentiel thérapeutique de ces substances illicites.
Par Stéphanie Chayet
Engourdissement, d’abord. Puis grande fatigue, bâillements. Des images, très abstraites, comme de l’art moderne. Des motifs. Image d’un chat en train de mordiller le câble de freinage d’un vélo. Après ça ? Sentiment de ne pas m’aimer. Pas du tout. Puis je me demande : pourquoi je ne m’aimerais pas ? Il n’y a aucune raison. »
Ainsi commence, mot pour mot, le « compte rendu d’expérience subjective » rédigé par la patiente numéro 13 au lendemain de son traitement.
Quatre pages de notes serrées, frénétiques, parfois illisibles, où il est aussi question de« connexion universelle entre les choses », de « deux têtes de vaches en papier mâché » et de « l’intensité d’être en vie ».
Deux ans plus tard, assise dans un café de Brooklyn, Gail Thomas parle encore de l’expérience au présent. « A un moment, je vois l’esquisse d’une table ronde, divisée en quartiers, comme une pizza, en noir et blanc. Je suis en surplomb. Mon cancer est à table. Mes parents, mes amis (enfin leur essence) sont à table. Je comprends qu’ils tiennent à moi. Je le savais, mais là, je le comprends. Profondément. » Pendant que son esprit vagabondait, cette avocate new-yorkaise était étendue, les yeux bandés, dans un hôpital de Manhattan, avec une symphonie de Philip Glass dans les oreilles et deux chercheurs à son chevet. A 9 heures du matin, elle avait avalé une forte dose de psilocybine, la principale molécule active des champignons hallucinogènes.
En rémission d’un double cancer, Gail Thomas, qui pensait tous les jours à la mort et se sentait « coupée du monde » et « perpétuellement sur ses gardes », avait été adressée à l’équipe de recherche par son infirmière. « On m’offrait quatre mois de psychothérapie, et peut-être le premier “trip” de ma vie. Avec sa veste en tweed et son air de prof intello, Steve inspirait tellement confiance que j’ai dit oui immédiatement. »
Transcendance et amour universel
La quarantaine chic, Steve Ross, l’intéressé, nous reçoit dans le laboratoire de l’hôpital Bellevue où il recrute actuellement des volontaires pour une prochaine étude sur la psilocybine et l’alcoolisme. Un laboratoire, ou plutôt un boudoir, avec statues de Bouddha, livres de philosophie et coussins brodés, « une pièce inhabituelle dans l’univers de la psychiatrie », dit-il.
Les cobayes sont invités à y apporter des objets personnels le jour du traitement. En cas de « mauvais trip », les médecins tiennent un antidote à leur disposition (du Zyprexa, un antipsychotique). Jusqu’ici, personne ne l’a jamais demandé. « Un tiers des patients ressentent des angoisses passagères, mais on les prépare à affronter leurs peurs, car c’est propice à la guérison », indique le psychiatre. « En général, ils “rencontrent” leur cancer soit en voyageant à l’intérieur de leur corps, soit sous une forme symbolique, comme un nuage noir. Certains font l’expérience de leur mort, un peu comme une répétition générale. La plupart découvrent une forme de transcendance ou d’amour universel. »
Les résultats de son étude ne seront publiés qu’à la fin de l’année, mais le chercheur dit avoir constaté « une baisse immédiate et durable » de l’anxiété dans le groupe traité à la psilocybine. « Certains disent qu’ils n’ont plus peur de mourir. »
Des drogues faiblement addictives
Peut-on soigner avec des drogues hallucinogènes ? Utiliser du LSD pour apaiser la détresse des mourants ? De la kétamine pour adoucir des dépressions résistantes ? Du MDMA (ou ecstasy) pour combattre le stress post-traumatique ?
Steve Ross fait partie d’une petite communauté de psychiatres qui cherchent des réponses à ces questions, orchestrant, depuis les meilleures institutions hospitalo-universitaires américaines (NYU, Johns Hopkins, Mount Sinai, UCLA), la renaissance d’une pratique encore taboue dans le reste du monde.
En Europe, seules la Suisse et la Grande-Bretagne mènent des essais cliniques sur ces psychotropes. En revanche, l’intérêt monte en puissance en Amérique du Nord : selon la fondation MAPS (Association multidisciplinaire pour des études sur les substances psychédéliques), une structure californienne militant pour l’évaluation scientifique des hallucinogènes, jamais autant de chercheurs n’ont travaillé sur le sujet depuis quarante ans.
Dans un éditorial de janvier, The Lancet, la revue médicale britannique de référence, plaidait pour une plus ample exploration du potentiel thérapeutique de ces drogues « sans dangers physiologiques et très faiblement addictives ». Leur usage psychiatrique n’est pas nouveau. En 1964, un chercheur de l’école de médecine de Chicago nommé Eric Kast avait déjà constaté que les malades en phase terminale développaient, après une prise unique de LSD, « une curieuse indifférence à la gravité de leur condition », et « parlaient de leur mort imminente avec un détachement des plus bénéfiques ».
L'époque des psychanalyses sous LSD
Synthétisé fortuitement par le chimiste suisse Albert Hoffman au début des années 1940, l’acide lysergique diéthylamide, qui appartient à la même famille que la psilocybine, est alors légal et largement disponible. Dans les années 1950 et 1960, le gouvernement fédéral dépense 4 millions de dollars pour financer 116 études sur ses vertus thérapeutiques, sans compter celles, toujours classées secret défense, sur son potentiel d’arme chimique.
Des stars comme Esther Williams et Cary Grant se font analyser sous LSD à Hollywood. Partout, on teste les hallucinogènes sur des dépressifs, des obsessionnels, des autistes, des schizophrènes, des mourants. « Des milliers d’alcooliques ont été traités de manière expérimentale, avec des résultats prometteurs, ajoute Steve Ross. Une seule dose, et ils étaient sobres pendant des mois. C’était une époque passionnante pour la psychiatrie. »
Une époque un peu folle, aussi. Limogé de Harvard pour avoir donné de la psilocybine à ses étudiants, le psychologue Timothy Leary, bientôt décrit par Richard Nixon comme « l’homme le plus dangereux d’Amérique », devient le symbole de ces excès. Quand toute la jeunesse américaine se met à « tripper », le président siffle la fin de la récréation. Adopté en 1970, le Controlled Substances Act inscrit tous les hallucinogènes au tableau des psychotropes « sans valeur thérapeutique » et « présentant un risque grave pour la santé publique », une nomenclature qui sera reprise en 1971 par la convention internationale sur les stupéfiants de l’ONU. La « guerre contre les drogues » a commencé.
Au moment de cette mise à l’index, David Nichols entame son doctorat de neurochimie à l’université de l’Iowa. Ses travaux portent sur la mescaline, principe actif du peyotl, un petit cactus mexicain sans épines dont l’ingestion rituelle par les Amérindiens remonte à 3 000 ans.
Le soutien de la Silicon Valley
« J’ai cru que c’était la fin », raconte ce professeur émérite, aujourd’hui reconnu comme l’un des meilleurs experts mondiaux de la chimie des hallucinogènes. De fait, la recherche s’arrête dans toutes les universités, faute de financements.
Dans le nouveau climat de panique, s’intéresser à ces molécules peut compromettre une réputation. Les hallucinogènes disparaissent des programmes des écoles de médecine. « J’ai fait toutes mes études de psychiatrie sans qu’ils soient mentionnés, sauf pour dire qu’ils provoquent des psychoses et des suicides, confirme Steve Ross. En découvrant l’ampleur des recherches dont ils ont fait l’objet, je suis tombé des nues. »
Pendant toutes ces années, David Nichols continue pourtant à les étudier, obstinément, à l’abri de sa chaire de pharmacologie de l’université de Purdue (Indiana). Dans les congrès scientifiques, des confrères viennent se plaindre à lui de l’arrêt des recherches cliniques. A chaque fois, il leur répond : rien ne vous empêche de continuer, il faut juste trouver de l’argent privé.
« Au début des années 1990, j’en ai eu assez de répéter la même chose. J’ai appelé des amis, on a décidé de lever des fonds. Ma position dans une université conservatrice du Midwest donnait à la cause une certaine légitimité. »Nichols et sa bande frappent aux portes des nouveaux magnats de la Silicon Valley, d’abord sans succès, jusqu’au jour où Bob Wallace, un employé historique de Microsoft, s’engage à leur verser 100 000 dollars par an. L’institut de recherche Heffter est fondé en 1993 grâce à cette première donation.
La fondation MAPS et l’institut Heffter, respectivement dotés de budgets annuels de 2 et 1,5 millions de dollars, financent aujourd’hui la quasi-totalité de la recherche mondiale sur les hallucinogènes. David Nichols estime que la phase 3 des essais cliniques sur la psilocybine, une étude d’efficacité à grande échelle qui démarre cette année, coûtera 10 millions de dollars. Il n’a pas l’air inquiet. Depuis deux ou trois ans, le nombre de mécènes augmente – pour la plupart, des baby-boomers ayant amassé des fortunes dans les nouvelles technologies.
« Nous voyons même arriver les premiers legs », se réjouit la psychiatre Julie Holland. Marraine officieuse de l’étude de la NYU, dont elle a trouvé le premier financement, cette praticienne éloquente a consacré une bonne partie de la dernière décennie à plaider la cause des drogues psychédéliques à la télévision. Les essais thérapeutiques, dit-elle, sont condamnés à dépendre de la philanthropie. « Jamais les “big pharmas” n’investiront un centime. Non seulement ces molécules sont dans le domaine public, mais elles sont efficaces en une seule prise. L’industrie pharmaceutique ne croit qu’à la dose quotidienne. C’est une menace pour son modèle. »
Les deux fondations aident aussi les chercheurs à obtenir les nombreuses autorisations nécessaires à l’étude d’un stupéfiant. En détenir dans un laboratoire requiert un permis délivré par l’agence fédérale de lutte antidrogue (DEA). Puis il faut le feu vert de l’agence du médicament (FDA) et du comité d’éthique de l’institution qui héberge la recherche.
En psychothérapie, l'ecstasy permet de revisiter les souvenirs douloureux sans être débordés par l’angoisse.
« Les démarches peuvent prendre des années, affirme Brad Burge, porte-parole de la MAPS. Il faut une patience infinie. » La fondation et l’institut Heffter veillent en outre à ce que les chercheurs « ne répètent pas les erreurs des années 1960 », selon David Nichols. A l’époque, les études étaient anecdotiques, rarement randomisées. Des cobayes sous LSD étaient parfois laissés pendant des heures seuls et attachés. Aujourd’hui, les protocoles expérimentaux doivent être irréprochables. Et il n’est plus question que la drogue s’échappe du laboratoire. A l’hôpital Bellevue, la psilocybine est enfermée dans un coffre-fort de 450 kg et pesée tous les soirs.
Une partie de la recherche actuelle se concentre sur le MDMA, molécule de synthèse plus connue sous les noms « ecstasy » ou « molly », dont la neurotoxicité reste controversée. Distant cousin des hallucinogènes, cet « empathogène » déclenche une libération massive de sérotonine et de dopamine, les neuromessagers du bien-être, et favorise la production d’ocytocine, l’hormone de l’attachement.
« C’est un catalyseur idéal pour la psychothérapie car les patients peuvent revisiter leurs souvenirs douloureux sans être débordés par l’angoisse, pour enfin les “intégrer” », commente Julie Holland. Le MDMA semble particulièrement adapté à l’état de stress post-traumatique, un trouble qui affecte 200 000 vétérans américains : des études de l’université de Caroline du Sud sur des cohortes d’anciens combattants d’Afghanistan et d’Irak indiquent que la majorité d’entre eux ne remplissent plus les critères du diagnostic deux mois après le traitement (deux ou trois prises suffisent).
A l’hôpital de l’UCLA, un autre chercheur, Charles Grob, teste actuellement la molécule sur des autistes « fonctionnels » souffrant de phobie sociale.« Autisme, troubles anxieux, troubles obsessionnels compulsifs, alcoolisme, dépressions résistantes : autant de pathologies pour lesquelles nous n’avons pas de bons traitements », souligne ce professeur de psychiatrie.
Des trips aux effets bénéfiques durables
Les fumeurs aussi pourraient bénéficier de ce modèle thérapeutique. Un programme pilote de sevrage de l’université Johns Hopkins, dont le Journal of psychopharmacology a publié les résultats en novembre, affiche un taux d’abstinence de 80 % six mois après une thérapie comportementale assistée par la psilocybine. Certes, l’échantillon est minuscule : quinze participants. Mais si ce taux de réussite se confirme, il éclipsera ceux des autres méthodes disponibles.
Pourquoi les « trips » ont-ils des effets durables ? Mystère, répondent les chercheurs. Malgré les progrès de la neuro-imagerie, le processus par lequel cet « état de conscience modifié » améliore des troubles chroniques reste à élucider. Il est possible que les expériences spirituelles ineffables aient le pouvoir, comme les expériences négatives, de modifier l’humeur, les représentations, et même le cerveau. « Il s’agirait de l’exact opposé du traumatisme, postule Steve Ross. Un événement assez intense pour nous changer, mais pour le meilleur. Une expérience correctrice. »
Sa patiente numéro 13 ne le contredit pas. « Mon sentiment d’aliénation n’est jamais revenu. Je me sens reliée aux autres, à la vie. Je supporte mieux le stress. Je ne me vois plus comme une victime. » Depuis l’étude, Gail Thomas a fait le pèlerinage de Saint-Jacques-de-Compostelle. Elle est remontée sur scène pour faire du stand-up, une passion qu’elle avait négligée. Son aventure psychédélique continue à guider sa vie, dit-elle. « C’est pour ça que j’aime en parler. A chaque fois, les bienfaits sont réactivés. »
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