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dimanche 26 octobre 2014

Le virus de la bêtise coloniale

LE MONDE DES LIVRES | Par 

Comment un vaccin dangereux a été impunément administré à des Africains, entre 1948 et 1960. C’est « Le Médicament qui devait sauver l’Afrique », remarquable enquête de l’historien de la médecine Guillaume Lachenal (photo: une mission de médecins français en Afrique, début du XXe siècle).

Contrairement à ce qu’affirme le dicton, le ridicule tue – autant que la bêtise. Simplement, ce sont les autres qui en meurent. La preuve par la Lomidine, médicament présumé miraculeux, qui fut injecté massivement, à l’époque coloniale, aux populations africaines. S’il y eut miracle, il tient au nombre, relativement peu élevé, des victimes, décédées dans d’atroces souffrances à la suite de ces injections.
C’est l’incroyable et méconnu scandale que retrace Le Médicament qui devait sauver l’Afrique, essai féroce et solidement documenté de l’historien de la médecine Guillaume Lachenal.
De Londres à Brazzaville, de Gribi, dans l’est du Cameroun, au laboratoire parisien de la Specia (une branche de Rhône-Poulenc), le lecteur suit, pas à pas, l’épopée meurtrière de ce produit pharmaceutique, censé débarrasser les colonies françaises (mais aussi belges et portugaises) de la maladie du sommeil. Il faudra attendre le milieu des années 1960 – et la vague des indépendances – pour que la piqûre « qui fait trop mal », comme le chantaient des villageois camerounais, soit enfin abandonnée.
Ceux qui ont lu le roman de Paule Constant C’est fort la France !(Gallimard, 2012) ont déjà une petite idée des méfaits de la Lomidine. A sa lecture, le jeune chercheur a d’ailleurs cru, un moment, que la romancière lui avait volé son idée… Les deux livres sont pourtant fort différents. L’ouvrage de Guillaume Lachenal s’attache à reconstituer, travail d’archives et interviews à la clé, les errances d’une médecine « impériale », sûre de son fait jusqu’à l’aveuglement. Loin de prévenir la maladie, les piqûres de Lomidine entraînent en effet, dans certains cas, une « infection bactérienne évoluant en gangrène gazeuse ». Il faudra pourtant des dizaines de morts (et des centaines de mutilés), avant que ces campagnes répétées, fruit de la « bêtise coloniale », soient stoppées.

HEUREUSEMENT, LA SCIENCE VEILLE…
Tout commence à Londres, où le chimiste Arthur Ewins réussit, en 1937, à synthétiser le composé MB800, molécule qui sera renommée « Pentamidine », avant de recevoir, en décembre 1946, le visa du ministère français de la santé sous le nom de « Lomidine ». Le contexte historique s’y prête. Durant la seconde guerre mondiale, le Congo belge, l’Afrique équatoriale française (AEF), le Cameroun et la Guinée ont été les plus gros exportateurs de latex sauvage, le caoutchouc. Or, sa récolte en forêt, relève Guillaume Lachenal, offre « des conditions idéales à l’explosion épidémique de la trypanosomiase », nom scientifique de la maladie du sommeil, transmise par la mouche tsé-tsé. Fragilisée, l’Afrique des années 1940 est décrite, en prime, comme « sous-peuplée ». Alors même que l’Europe, sortie exsangue de la guerre, a besoin de bras ? Heureusement, la Science veille…
En février 1948, une « Conférence africaine sur la tsé-tsé et la trypanosomiase » réunit, à Brazzaville, des spécialistes français, belges, britanniques, sud-africains et portugais. Une posologie standard est adoptée, afin « d’étendre l’application des méthodes de prophylaxie chimique dans les territoires africains où sévit l’endémie sommeilleuse ». C’est ainsi, souligne l’auteur, qu’est lancé « le premier programme international de médecine de masse en Afrique ».
Qu’il s’agisse de Léon Launoy, professeur à la faculté de pharmacie de Paris, du docteur Marcel Vaucel, directeur du service de santé aux colonies ou de Gaston Muraz, inspecteur du corps de santé colonial, les notables de la médecine coloniale en prennent tous pour leur grade. Ne se sont-ils pas fait les chantres – aussi naïfs qu’intéressés – de cette médecine « merveilleuse », devenue l’emblème des « magnifiques victoires ­ sanitaires de notre civilisation » ? La première alerte, donnée en 1954, ne suscite ni inquiétude ni curiosité. Vingt-huit morts ont pourtant été dénombrés.
Ce n’est qu’à la fin du récit, habilement construit, que le lecteur découvre le « pot aux roses » et comprend pourquoi la Lomidine a été d’une si capricieuse efficacité. « L’irrationalité et l’ignorance dont on accusait (…) les Africains », de plus en plus méfiants, « tendaient en fait un miroir à la bêtise enthousiaste et amnésique des médecins », conclut l’auteur. Le livre de Guillaume Lachenal (qui a analysé, dans Le Monde du 22 octobre, en quoi l’épidémie du virus Ebola s’inscrit dans une histoire sanitaire aussi longue que chargée), frappe fort et loin. Il innove : non pas du fait de ses coups de griffe, mais parce qu’il prend la stupidité des hommes de pouvoir – ici, les scientifiques et les médecins coloniaux – comme une donnée de l’histoire. Gustave Flaubert, père de Bouvard et Pécuchet, n’en finit pas d’être ­copié.

Le Médicament qui devait sauver l’Afrique. Un scandale pharmaceutique aux colonies, de Guillaume Lachenal, La Découverte, « Les Empêcheurs de penser en rond »

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