Décalé. Décentré, si l’on préfère. En tout cas, plus ou moins mal ajusté. Soit en raison de son appartenance à une minorité ethnique, culturelle, religieuse. Soit à cause d’une sorte de décalage intime, de bizarre distance à soi, de quelque « inadéquation tranquille ». Voilà ce qu’il faut, presque toujours, pour devenir philosophe, sociologue, ou anthropologue. Philippe Descola, professeur au Collège de France, successeur de Claude Lévi-Strauss et de Françoise Héritier, devenu aujourd’hui l’anthropologue de langue française le plus lu et commenté dans le monde, commence ce livre d’entretiens – d’une haute tenue et d’une vive clarté – par cette remarque pour évoquer sa vocation personnelle. Bien qu’éduqué dans un milieu bourgeois, parfaitement intégré, nourri de savoirs classiques comme de courses en montagne, il n’a jamais éprouvé l’évidence d’une légitimité qui écarte les interrogations. Au contraire, il semble avoir ressenti très tôt cet étonnement devant conventions et habitudes qui signe la tournure d’esprit philosophique.
Normale-Sup Saint-Cloud et ses études de philosophie le destinaient à l’enseignement, mais il rencontre Maurice Godelier, préfère l’Amazonie, partage la vie des Indiens jivaro achuar avec son épouse, Anne-Christine Taylor, rédige sa thèse d’anthropologie sous la direction de Lévi-Strauss, passe du CNRS à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, entre en 2000 au Collège de France et publie en 2005 son maître-livre, Par-delà nature et culture (Gallimard). Il y montre principalement combien la conception que nous nous faisons de la nature – objective, inerte, utilisable – est une construction culturelle, non une donnée de fait. D’autres cultures ont construit autrement le monde, voyant notamment choses ou animaux comme des êtres parlants et pensants. Ou comme membres fondateurs et incubateurs d’un peuple. Ou comme élément d’un jeu subtil d’analogies entre vivants et non vivants.
QUESTIONS VIVES
La mise en lumière de ces quatre ontologies fondatrices – animisme, totémisme, analogisme, naturalisme – constitue le grand apport de Philippe Descola : il les explique, dans ces entretiens avec Philippe Charbonnier, en des termes accessibles à tous. Toutefois, on aurait tort de croire que cet ouvrage est seulement le énième livre-magnétophone, où un savant d’envergure expose son parcours et ses travaux à l’usage des profanes. Car Descola aborde, chemin faisant, des questions vives de notre époque – culturelles, écologiques, politiques – avec autant de magistrale netteté que de force et de prudence.
Il montre notamment la complexité cruciale, vertigineuse, des relations entre les mondes humains, en prenant pour exemple les relations, en Australie, entre compagnies minières et Aborigènes. La destruction d’un site sacré est au mieux, pour les ingénieurs, une affaire symbolique. Pour ceux qui sont convaincus que la perpétuation de leur peuple tout entier en dépend, c’est une question de vie ou de mort.
Il faut insister, enfin, sur un fait simple mais rare. Voilà une parole qui ne se contente pas de faire comprendre, d’interroger, d’inciter à la réflexion avec une souveraine ampleur. Cette prose est également soignée, joliment tournée. Elle se lit avec un plaisir réel, qui évoque les Lumières – autre époque où se découvraient et la pluralité des mondes et la construction de l’idée de nature. Descola en est à la fois très loin et très proche, d’une passionnante manière.
La Composition des mondes. Entretiens avec Pierre Charbonnier, de Philippe Descola, Flammarion, 380 p., 23 €.
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