Par Florence Rosier
C’est une pandémie qui frappe le monde occidental. Une inflation de prescriptions abusives : examens de diagnostic et de dépistage inutiles, interventions chirurgicales et traitements médicamenteux injustifiés. Une gabegie au mieux inefficace, au pire nuisible pour les nombreux patients pris en charge à tort. « Aux Etats-Unis, le coût de cet excès de diagnostics ou de traitements est estimé à 25 milliards de dollars [19,3 milliards d’euros] par an », relève le professeur Jean-Luc Harousseau, président de la Haute Autorité de santé (HAS). Est-ce en raison de ce gâchis, difficile à chiffrer en France ? Les pouvoirs publics commencent à admettre l’ampleur de cette dérive. Mais leur diagnostic sera-t-il suivi d’effets à la mesure de ce mal ?
« C’est un problème encore méconnu du public et desprofessionnels de santé. Mais les choses progressent rapidement. Et le nombre de publications scientifiques dans ce domaine augmente très vite », souligne Iona Heath, médecin généraliste britannique à la retraite. Elle a organisé un colloque, « Preventing Overdiagnosis » (« Prévenir le surdiagnostic »), du 15 au 17 septembre à Oxford (Royaume-Uni).
« Le surdiagnostic peut se définir comme la transformation en maladies de phénomènes biologiques ou d’anomalies d’imagerie qui sont sans effets délétères pour la santé des individus. Avec, comme conséquence, la prescription de traitements inadaptés ou inutiles, avec des répercussions néfastes pour la santé individuelle et la santé publique », résume le docteur Alain Siary. Ce médecin généraliste est membre du groupe Princeps : une minorité active de professionnels de santé militants qui, depuis trois ans, organise un colloque annuel sur la surmédicalisation à la faculté de médecine de Bobigny.
Princeps a été créé en 2005 pour « favoriser les prescriptions raisonnées de médicaments et de produits de santé, au regard du seul intérêt des personnes et de la collectivité ». Ses prises de position sont parfois jugées excessives, comme son opposition farouche au dépistage de masse du cancer du sein. Mais il semble aujourd’hui mieux entendu. D’autant que d’autres médecins généralistes pointent régulièrement ces dérives, tels Luc Perino, qui tient un blog sur Lemonde. fr, ou Dominique Dupagne, membre de l’association Formindep, qui développe « une formation et une information médicales indépendantes de tout autre intérêt que celui de la santé des personnes ».
« Les initiatives du groupe Princeps sont salutaires », estime le professeur Vincent Renard, médecin généraliste et président du Collège national des généralistes enseignants (CNGE). Car le mal est insidieux. « C’est une dérive qui se cache derrière un prétendu service rendu au patient. Il est parfois difficile de faire admettre qu’une pratique avec toutes les apparences de la vertu, comme le dépistage du cancer de la prostate, est délétère pour la population. »
Objets de débats très médiatisés, les dépistages des cancers du sein ou de la prostate sont emblématiques de ce risque. Ils révèlent, on le sait, des tableaux cliniques qui n’auraient pas évolué en cancers durant la vie des patients. D’où une profusion de traitements inutiles et parfois mutilants, avec des effets indésirables souvent sévères. Mais le surdépistage concerne bien d’autres champs. Une pléthore de dosages de la vitamine D, alors que la supplémentation en cette vitamine peine à montrer son intérêt. Des échographies abdominales prescrites pour de banals maux de ventre, sans même que le patient ait été examiné. Ou encore, des IRM pour des douleurs au genou, alors qu’une simple radio suffirait… Selon les médecins eux-mêmes, seuls 72 % des actes ou des examens médicaux seraient justifiés. A contrario, un tiers d’entre eux seraient inutiles, a montré une enquête de la Fédération hospitalière de France (FHF) en juillet 2012.
Lire aussi : « Le mouvement contre la surmédicalisation devrait s’amplifier pour des raisons économiques »
De son côté, l’Assurance-maladie pointait, dans son rapport « Charges et produits pour 2014 », le recours excessif à de nombreux actes chirurgicaux : opérations du canal carpien, appendicectomies, ablations de la thyroïde, chirurgie de l’obésité…« Jusqu’à 30 % des interventions chirurgicales seraient injustifiées, estime Claude Rambaud, vice-présidente du Collectif interassociatif sur la santé (CISS) et présidente du Lien, une association de défense des patients et des victimes d’accidents médicaux. Par exemple, de nombreuses opérations de hernies discales sont abusives. Les patients subissent par ailleursbeaucoup d’examens redondants : radios, IRM, scanners… Pour chaque acte, ils doivent interroger leur médecin : “Est-ce bien nécessaire ?” ». Elle cite aussi le cas d’une patiente qui a subi pendant six mois une chimiothérapie injustifiée, car ses examens avaient été mal interprétés.
Mais ces excès concernent aussi la prise en charge de l’asthme et de l’hypertension artérielle, le traitement des taux élevés de cholestérol dans le sang, les prescriptions abusives d’antibiotiques ou de benzodiazépines. Une litanie non exhaustive. Quand ce ne sont pas des maladies créées de toutes pièces. Au point qu’une expression a même été créée pour désigner cette « fabrique de maladies » : le « disease mongering ». La psychiatrie est particulièrement visée : la timidité se voit ainsi transformée en « phobie sociale », les « troubles sexuels des sujets âgés » connaissent un surprenant essor…
« Il y a une injonction de la société pour dire aux hommes et aux femmes de tout âge : “Il faut que vous ayez des rapports sexuels”, avec, à la clé, des médicaments pour y remédier ! Nous voyonsémerger des demandes aberrantes pour ces traitements de la part de personnes âgées qui souffrent de nombreuses maladies »,déplore Vincent Renard.
On pourrait réduire cette polémique à des affrontements caricaturaux entre une médecine progressiste et une autre réactionnaire. Mais le débat gagne à être ouvert sur cette question philosophique : comment définit-on la santé ? Comment distingue-t-on le normal du pathologique ? Ce qui renvoie à la création de « normes médicales » : il s’agit de seuils qui ont été fixés pour divers paramètres cliniques ou biologiques, comme la tension artérielle ou le taux de sucre dans le sang. Dans cette vision d’une « médecine normative », ces seuils servent à identifier les personnes qu’il convient de traiter. Ils sont déterminés à partir d’études épidémiologiques et d’essais cliniques qui examinent les liens entre ces paramètres et la présence, ou non, de maladies. Mais la méthodologie de ces études est contestée.
DICTATURE DES SEUILS
Cette « fabrique des seuils » est notamment dénoncée par François Pesty, pharmacien, membre du groupe Princeps. « Abaisser les seuils d’intervention thérapeutique ou de définition des maladies constitue l’un des moyens les plus sûrs d’augmenter le nombre de patients sous traitement médicamenteux (…), ce qui profite immanquablement aux sociétés pharmaceutiques, mais pas toujours aux patients ou aux assurés sociaux », écrit-il dans la revue médicale Pratiques, en octobre 2013.
L’hypertension artérielle illustre cet abaissement continu des seuils depuis plus de trente ans. Mais, fin 2013, les recommandations américaines ont relevé ces seuils chez les personnes âgées. Elles se sont rendu compte qu’elles étaient allées trop loin : trop abaisser la pression artérielle peut induire des chutes à l’origine d’une surmortalité.
Dans le constat des effets pervers de cette surmédicalisation, les Anglo-Saxons ont une longueur d’avance. En témoignent les initiatives de deux grands titres médicaux : en mai 2010, la revue américaine JAMA Internal Medicine créait une rubrique consacrée au sujet, « Less is more » (« En faire moins est mieux »). Et, en février 2013, la revue britannique BMJ lançait sa série « Too much medicine » (« Trop de médecine »).
Plusieurs études livrent un aperçu de ces excès. Par exemple, cette analyse publiée en janvier 2013 dans le JAMA Internal Medicine : les auteurs ont suivil’évolution sur dix ans de la prise en charge de vingt problèmes de santé fréquents aux Etats-Unis, à partir des données informatisées des patients. Résultat : « Entre 1998-1999 et 2008-2009, la sous-médicalisation a diminué, mais la surmédicalisation a empiré », résume François Pesty.
PATIENTS CONSUMÉRISTES ?
En avril 2014, la Haute Autorité de santé a été pour la première fois présente au colloque de Princeps. « D’où vient cet excès deprescriptions, et pourquoi les médecins n’ont-ils pas suffisamment recours aux thérapeutiques non médicamenteuses ? », s’interroge le professeur Harousseau. Il cite cette enquête de la FHF : pour justifier leurs pratiques, les médecins invoquaient d’abord « la demande de leurs patients ».
Mais il faut nuancer le discours sur le « patient consumériste ». « Il existe certes une catégorie de patients informés qui réclament toujours plus d’examens ou de traitements. Ils sont souvent issus des classes moyennes ou supérieures, note le sociologue Frédéric Pierru. Mais les populations plus défavorisées continuent de s’en remettre à l’autorité du médecin. »
Il y a là, au fond, un affrontement entre deux visions médicales que dépeint le professeur Didier Sicard, président d’honneur du Comité consultatif national d’éthique (CCNE). « Certains médecinspeuvent avoir le sentiment que s’ils ne prescrivent pas cet examen à leurs patients, ils lui font courir un risque. Ils privilégientles demandes individuelles au détriment du bien collectif. Maisaujourd’hui, la solidarité de l’Assurance-maladie ne peut plusrépondre à ces demandes déraisonnables. » D’autres médecins, à l’opposé, ont une vision de santé publique. « Ils favorisent une médecine sobre et raisonnée, qui pèse soigneusement les bénéfices au regard des risques de chaque prescription. »
Certains praticiens disent redouter d’éventuelles poursuites judiciaires de leurs patients. Mais « en France, cette peur reste assez fantasmatique en médecine de ville », estime Frédéric Pierru. En revanche, la médecine libérale favorise la surprescription : certains médecins peuvent craindre de perdre un malade s’ils n’accèdent pas à ses demandes.
Selon Frédéric Pierru, la surmédicalisation pointe aussi une ambiguïté de la médecine contemporaine. « D’un côté, elle déplore l’émergence d’un patient consommateur. De l’autre, elle exige des individus qu’ils se prennent en charge et deviennent les premiers acteurs de la prévention de leur santé. Ce qui favorise une demande autonome de leur part. »
Comment enrayer cette spirale infernale ? L’enquête de la FHF révèle deux leviers d’action, correspondant à deux besoins des médecins. Améliorer leur formation, tout d’abord : c’est un vaste chantier en cours. « Les nouvelles générations de généralistes sont déjà bien mieux formées à une médecine raisonnée », se réjouit le professeur Renard.
Seconde piste : la diffusion de recommandations de bonne pratique que les médecins peuvent s’approprier. « La HAS mène un important travail d’amélioration de ces référentiels, qui doivent être plus accessibles et didactiques », indique Jean-Luc Harousseau.
Certains misent aussi sur des listes limitées de médicaments essentiels. Depuis 1977 déjà, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) propose des listes modèles de médicaments essentiels, pour aider les gouvernements à établir leurs listes nationales. « Ici, il s’agit d’avoir une attitude positive vis-à-vis des médicaments indispensables », explique le professeur Michel Thomas, de la Société française de médecine interne, un des fondateurs du groupe Princeps. En août 2013, une liste des « cent médicaments essentiels » était publiée dans la Revue de médecine interne.
Par ailleurs, « un médecin qui écoute est souvent plus utile qu’un médecin qui prescrit », souligne le professeur Sicard. Mais ce type de consultation est chronophage : d’où l’idée de mieux rémunérer les consultations longues, une piste en cours d’expérimentation. Le président d’honneur du CCNE plaide aussi pour un accès ouvert aux données françaises de santé publique qui permettrait d’ajuster les pratiques en se fondant sur de solides critères épidémiologiques.
« On n’a pas l’impression que les autorités de santé se saisissent du problème dans toute son ampleur, regrette le professeur Sicard.On pourrait pourtant réaliser 5 à 10 milliards d’euros par an d’économies sur les actes et les transports médicaux inutiles. »Mais cette médecine, qui délègue la santé à l’expertise technologique, est aussi devenue un enjeu économique et sociétal. Elle répond à d’importants intérêts commerciaux. De nombreux emplois sont en jeu. Pour les pouvoirs publics, l’équation n’est donc pas simple, entre ces intérêts à ménager et les économies à réaliser.
Mais cette surmédicalisation ne doit pas occulter un risque opposé : une sous-médicalisation, qui affecte surtout les populations défavorisées. Un exemple : un grand nombre de personnes atteintes de dépression sévère sont mal diagnostiquées, donc non traitées, au prix de nombreux suicides.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire