Elle-même a été battue et violée. Son mari et ses deux fils ont été fusillés, sa fille a péri dans l’incendie de la maison déclenché par les soldats allemands. Décidée à se venger, elle parvient à se faire engager comme infirmière et cuisinière auprès d’un général prussien, et «se trouve alors devoir soigner le fils de l’officier». Elle l’étrangle de ses mains, découpe son corps et en cuisine les morceaux. Après lui avoir fait «innocemment déguster cervelle, côtelettes, escalopes, rognons et fricandeaux», elle sert au général le cœur de son fils, et, en lui révélant la vérité, le fait trépasser. Se confessant plus tard, elle dira : «Vous aurez beau me parler du Dieu tout-puissant, je le défierais bien de me donner dans son paradis une joie plus grande. Je crus que j’allais mourir de bonheur.»


EgoC’est une fiction : Sueur de sang (1893), de Léon Bloy. Mais la réalité offre des exemples encore plus terribles de l’incommensurable puissance de la haine, qui certes dans la vengeance décuple sa férocité par le souvenir ineffaçable du mal subi, ou, en temps de guerre (ici le conflit franco-prussien de 1870), se justifie elle-même en accentuant l’inhumanité de l’ennemi, mais qui toujours, dans ses formes quotidiennes, banales, tire jouissance de sa propre insatiabilité, survit à la destruction de l’objet haï, voudrait en piétiner les restes, et, à jamais «attachée» à lui, le ressusciter pour le massacrer encore et encore.
Elle est en tout cas au «cœur» du sujet, de l’ego, et elle y loge bien avant que l’amour, péniblement, ne s’y installe, si elle est le premier instinct de protection, ou «l’héritière de l’agressivité auto-conservative, commune à l’homme et à l’animal». On comprend que la psychanalyse fourbisse toutes ses armes conceptuelles pour rendre raison de la haine ou, du moins, comme dans ce recueil composé par Jacques André et Isée Bernateau, pour circonscrire les «territoires» où elle s’exerce.
Ceux-ci sont infinis. Jacques André, partant de Winnicot, explore la relation analytique elle-même, la haine du patient pour l’analyste et celle de l’analyste pour le patient. Charlotte de Parseval, en s’appuyant sur deux cas cliniques d’adolescentes, exhume les raisons pour lesquelles le corps devient objet de haine dans l’anorexie et la boulimie, ou est«soumis à un processus de désobjectalisation, c’est-à-dire à un désinvestissement libidinal à la fois objectal et narcissique qui porte la marque de la pulsion de mort». Laurence Kahn élargit la question à l’humain, et, se référant à Imre Kertész, Gunther Anders ou Giorgio Agamben, montre que «le dépassement de l’humain par le produit de sa technique à l’ère industrielle (qu’il s’agisse des camps nazis, d’Hiroshima ou de la guerre du Vietnam)», a «anéanti la haine» ou disqualifié sa fonction psychique («Entendons : la haine selon la langue d’avant Auschwitz»).
«Nourri». La guerre sur laquelle s’interrogent Fabrice Virgili («Faut-il haïr pour tuer ?») et Régine Waintrater («Tuer sans haine?») semble être le territoire privilégié des déchaînements haineux. Pour mobiliser, il faut en effet «faire haïr» : les discours guerriers, la propagande, l’idéologie dressent une image répulsive de l’ennemi, que l’on barbarise et animalise (rats, porcs, cloportes, vermines), que l’on exclut du droit, de la civilisation, de la «nature», de l’humain. Mais cela est-il suffisant ? La construction d’une haine collective de l’ennemi explique-t-elle que chaque soldat, se trouvant face à face avec un autre homme, en soit suffisamment «nourri» pour tuer ? Si tuer devient, en temps de guerre, un «devoir», celui-ci est d’autant plus «facilement» accompli que l’ennemi est éloigné et invisible, n’a pas de visage.
Paul Tibbets, qui lança la bombe, a maintes fois déclaré avoir effectué son devoir, son job, sans jamais ressentir de haine envers les habitants d’Hiroshima. Aussi les ressorts de la haine, celle qui défigure le Visage d’autrui, au sens de Levinas, sont-ils toujours à chercher dans les tréfonds de l’âme, ou de l’inconscient, de chacun. Et il n’est pas sûr qu’on l’y trouve. Car si la haine est toujours «entière», et «ne connaît pas de nuances» (contrairement à l’amour, dit Jacques André : mais que serait un amour «nuancé», qui n’aimerait que partiellement, et à certains égards ?), elle ne se manifeste jamais en tant que telle : elle se «fait porter» comme un invisible parasite par toutes les autres formes de malveillance : la fielleuse malignité, le glacial mépris, l’envie haineuse, la jalousie haineuse, l’aversion haineuse, la rancune haineuse…
Robert Maggiori
Jacques André, Isée Bernateau, Charlotte de Parseval, Laurence Kahn, Fabrice Virgili, Régine WaintraterLes Territoires de la haine PUF, 136 pp.,