En 1995, au moment du plan Juppé sur les retraites et la Sécurité sociale, le philosophe Paul Ricoeur écrivait dans Le Journal du dimanche : « Ce qui me frappe (…), c'est l'énorme distance, le gouffre qui existe entre la compréhension rationnelle du monde, que ce soit l'économie de marché, les télécommunications etc., et le désir profond des gens. »
Deux ouvrages récemment parus témoignent du gouffre dont parlait Ricoeur, quoique dans des styles très différents. A l'heure où l'Etat-providence semble condamné à réduire la voilure, au moins à court terme, ils montrent que l'Etat et nos systèmes de protection sociale doivent d'abord innover et redessiner leurs missions.
Nous sommes à la veille d'une révolution démographique, mais aussi économique et sociale, s'alarme ainsi Sauveur Boukris, dans Demain, vieux, pauvres et malades ! L'Europe vieillit. 30% à 40% des dépenses de santé de l'Union européenne concernent les plus de 65 ans. En France, la proportion des plus de 65 ans va passer de 17,1 % à 23,2 % en 2035.
CRASH SANITAIRE SANS PRÉCÉDENT
Nous nous dirigeons tout droit vers un crash sanitaire sans précédent, lance ce médecin généraliste, enseignant à l'université Paris-Diderot, qui pointe les « liaisons dangereuses » entre pauvreté et maladie. « La pauvreté rend malade et la maladie rend pauvre », c'est la double peine, c'est même la « triple peine », écrit-il, quand au vieillissement s'ajoute la solitude.
Pour l'auteur, « il serait faux (et fou) de considérer que l'on traitera de ces questions le moment venu, que la vieillesse ne nous concerne pas encore, qu'on est trop jeune pour y penser… »Certes, on devient vieux de plus en plus tard. Mais « le vieillissement de la population, le développement des maladies chroniques et la pénurie de médecins sont trois facteurs qui, combinés, vont poser des problèmes à la société française et à la majorité des pays européens ».
Parmi les solutions qu'envisage l'ouvrage : « libérer le numerus clausus » qui limite chaque année le nombre d'étudiants admis en deuxième année de médecine, créer une assurance dépendance, développer les soins de proximité.
Dans cet univers grisonnant, heureusement, pointe une lueur d'espoir. La « Silver Economy », l'économie du vieillissement, a le vent en poupe, fait observer M. Boukris. Elle pourrait être une opportunité de croissance pour la France, dans la mesure où « cet allongement de la durée de vie est une donnée mondiale ».
Il faut « protéger l'Etat-providence », affirme de son côté Eloi Laurent, dans Le Bel Avenir de l'Etat-providence, ouvrage qui entend lutter contre le déclinisme ambiant, et être « constructif ».
« Cela fait environ trente ans que l'Etat-providence n'est envisagé que sous l'angle de sa crise et de son inéluctable effondrement. Ce discours inquiétant se veut performatif : on espère préparer ainsi les esprits au recul inévitable et, pour tout dire, souhaitable de la mutualisation des risques sociaux », écrit cet économiste à l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), déjà auteur, avec Jean-Paul Fitoussi, de La Nouvelle Ecologie politique (Seuil – La République des idées, 2008), et qui veut battre en brèche des discours « aussi autoréalisateurs qu'autodestructeurs ».
Le livre revient sur l'invention de l'Etat-providence. Certains trouveront qu'il fait une apologie sans nuance de l'Etat redistributeur – l'Etat est aussi un «gros animal», comme disait Alain. Il est néanmoins intéressant, car il se situe dans une perspective historique, et qu'il souligne tout ce que la cohésion sociale doit à l'Etat-providence.
« Le XXe siècle est généralement présenté comme un siècle de destructions humaines sans précédent, ce qui est hélas indéniable. Mais il est vraisemblable qu'il restera aussi et peut-être surtout dans l'histoire comme le siècle du miracle du développement humain, dans lequel l'Etat-providence a joué le premier rôle », écrit l'auteur, qui veut croire aujourd'hui à une « épidémie » d'Etats-providence dans les pays émergents (Corée du Sud, Thaïlande, Turquie…). Et même en Chine, où les défaillances de l'Etat-providence sont aujourd'hui un frein au développement, estime-t-il.
ENJEU EUROPÉEN
Au XXIe siècle, affirme M. Laurent, l'Etat-providence doit être réinventé. «L'assurance sociale qu'il nous offre constitue un atout majeur pour affronter les crises écologiques du siècle qui s'ouvre.»
Comment assurer la transformation d'un Etat-providence en un « Etat social-écologique », pour reprendre l'expression de l'auteur ? L'essai esquisse des pistes : ne pas opposer l'écologie et le social ; dépasser l'écologie punitive ou «vengeresse» ; mettre en oeuvre une véritable «social-écologie territoriale».
L'enjeu n'est pas que franco-français, il est européen. C'est l'Europe qui a construit l'Etat-providence ; seulement 20 % des habitants de la planète bénéficient d'un Etat-providence, incluant des systèmes de retraites. « Nous devons dès maintenant construire les institutions de la transition social-écologique, qui doivent nous protéger des conséquences inégalitaires de notre inconséquence écologique », écrit Eloi Laurent. Qui pronostique que, contrairement aux idées reçues, il se pourrait bien que nous allions vers un renforcement de nos protections collectives. Tel est en tout cas le sens de l'histoire auquel il veut croire.
- Philippe Arnaud
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