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Par Florence Noiville
C’est une écrivaine aux allures de divinité gothique. Une jeune femme à la bouche fardée de mauve, aux mains peintes au henné et aux immenses dreadlocks roses et noires qui lui dégringolent jusqu’au creux des reins. On l’a découverte en 2010 lorsque les éditions Stock ont publié Purge, son troisième roman (prix Femina étranger). Sofi Oksanen – qui est née en 1977 à Jyväskylä, à 270 kilomètres au nord d’Helsinki, d’une mère estonienne et d’un père finlandais – s’y emparait de l’histoire de l’Estonie pour dire la soumission forcée de deux femmes, les violences qui leur avaient été faites et qui avaient transformé leurs corps en objets de honte à vie.
Un peu plus tard, on a découvert son premier livre, Les Vaches de Staline (Stock, 2011), où l’auteure combinait de façon audacieuse les thèmes de l’histoire soviétique et de la boulimie. «Ce qui m’attire avant tout, a confié au «Monde des livres» Sofi Oksanen,ce sont les destins bâillonnés, les personnages muets, les histoires tues. S’approcher du non-dit et tenter de l’articuler, n’est-ce pas l’essentiel de l’écriture?»
Baby Jane, le livre qui paraît ces jours-ci, était le chaînon manquant entre ces deux ouvrages : son deuxième roman. On y retrouve tous les thèmes chers à Sofi Oksanen, le corps, la maladie psychique, la marginalité, la honte, le sexe – ici un tableau poignant de l’homosexualité féminine –, et aussi la jalousie, la culpabilité, la rédemption…
A Helsinki, au milieu des années 1990, Piki est «sans conteste la goudou la plus cool de la ville». Elle hante les comptoirs des bars, vole des voitures, arpente les marches des «fiertés» en rangers à lacets rouges, étale son sourire dans la presse…, le tout avec une grâce et une désinvolture que tout le monde lui envie. Rien ne semble pouvoir lui résister. Elle est forte et drôle. Sa voix est «une caresse de velours». Elle séduit, elle enjôle. Piki est un ange invincible. Une princesse punk et rock.
HOMMAGE AU FILM D’ALDRICH
Sept ans plus tard, nous sommes toujours à Helsinki, mais Piki n’est plus du tout la même. Comme si un méchant coup de baguette magique avait transformé en crapaude la radieuse reine de la nuit. Désormais, elle est un être qui rampe, qui a peur, qui se cache. Une jeune femme terrassée par de terribles crises d’angoisse et d’agoraphobie. Vivant recluse chez elle, elle n’arrive plus à aller faire ses courses. La simple idée de sortir boire un verre dans un bar ou de descendre les poubelles au bas de son immeuble lui est insurmontable. Celle de passer la porte de son appartement impensable. Qu’est-il donc arrivé à cette jeune femme à qui tout semblait sourire pour que son univers se rétrécisse aussi douloureusement autour de ses chats et de ses bouteilles d’alcool?
C’est la question centrale du roman d’Oksanen dont le titre, Baby Jane, est un hommage au film de Robert Aldrich, Qu’est-il arrivé à Baby Jane? (1962). Comme Bette Davies, Piki se demande comment elle a pu en arriver là. «Quels poisons de merde il faudrait que j’ingère pour mettre fin à cette angoisse?, se demande-t-elle. Des fois, je me réveille lucide. Le reste du temps, je suis comme dans le coma. Ou bien c’est se tromper soi-même, si on évite de penser? Vise un peu, ça fait huit ans que je n’ai pas vu le soleil (…). Les blessures qu’on ne voit pas sont difficiles à panser.»
Difficiles à panser et à penser. Oksanen d’ailleurs n’en recherche pas les causes. Elle se contente d’en décrire, de façon nerveuse et efficace, les conséquences. Y compris les plus matérielles. Comment peut-on gagner sa vie, par exemple, quand on refuse tout contact avec le monde? Avec la narratrice, son ancien grand amour, Piki va mettre en place un gagne-pain reposant sur les effets enjôleurs de sa voix. Un service de téléphone rose qui exploite les pulsions les plus sordides des hommes pour en tirer de quoi survivre.
Entrelaçant habilement cette histoire relativement légère avec celle, terrifiante, du trouble panique, Sofi Oksanen livre un roman qui n’a, certes, ni l’ampleur ni la force de Purge. Mais dont les images, pourtant, nous accompagnent longtemps une fois le livre refermé. Comme si Oksanen, prenant son lecteur par la main, l’emmenait doucement, insidieusement jusqu’au bord du gouffre. Celui qui, d’un moment à l’autre, peut aspirer chacun de nous dans la spirale vertigineuse de la non-vie.
Baby Jane, de Sofi Oksanen, traduit du finnois par Sébastien Cagnoli, Stock, « La cosmopolite », 252 p., 19,50 €.
Assises du roman. Table ronde « La trahison », avec Sorj Chalandon, Sofi Oksanen. Animé par Didier Pourquery. Dimanche 25 mai, 18h30.
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