TRIBUNE
Le psychiatre et psychanalyste, fondateur de la psychothérapie institutionnelle, est mort le 15 mai, dans sa clinique de La Borde.
Il n’avait jamais raccroché : à 90 ans Jean Oury nous a quittés. Brutalement, malgré la vraisemblance ou l’imminence de son décès. Cette manière de se tenir debout, un peu voûté, était devenue familière : il aurait pu tenir encore dix ans ! Jean Oury (1924 – 2014) était le dernier vivant d’une grande aventure qui avait pour épicentre la clinique de La Borde qu’il avait fondée en 1953. Retracer ici la généalogie de la psychothérapie institutionnelle dont il fut, avec d’autres et après eux, le fondateur, tout comme son frère Fernand le fit pour la pédagogie, ce serait écrire l’histoire de plus d’un demi-siècle de luttes contre l’enfermement, de désaliénation, en même temps que d’échanges, de polémiques, de croisements féconds avec la psychanalyse (Lacan indéfectiblement), la psychiatrie existentielle ou anthropologique (Jacques Schotte), la philosophie (Henri Maldiney, Gilles Deleuze), sans compter la coopération, parfois orageuse, avec Félix Guattari.
Quels sont les axiomes que la psychothérapie institutionnelle a su dégager et formaliser ? En quoi nous importent-ils encore aujourd’hui ?
Le postulat de base est pragmatique : quand on veut soigner des patients, accueillis ou pire enfermés dans un établissement (hôpital, clinique, CMP), on doit d’abord soigner l’institution elle-même.
Cette prise en compte des entours, de l’ambiance, des effets de l’institution sur l’humeur et donc le potentiel thérapeutique de la clinique, Jean Oury l’appelait «pathoplastie», à partir du radical «pathique» qui désigne le «sentir», le «sens des sens», à la fois passivité et création, couches du psychisme que les tendances actuellement dominantes en psychiatrie ignorent délibérément. Pour soigner les agités, il fallait soigner les quartiers d’agités. Quand on les eut supprimés, il y avait déjà beaucoup moins d’agités !
Corollaire de l’action sur la pathoplastie, est le sentiment de liberté que l’on éprouve, malgré l’errance, dans la libre circulation, car celle-ci est indispensable à la rencontre, maître mot de cette psychiatrie. Rencontre des patients avec tel ou tel «soignant», au détour d’un chemin, d’une salle, d’une réunion ou d’un atelier. «Programmer le hasard» est à la formule qui explicite le mieux cet attachement à la rencontre.
Parler de psychothérapie institutionnelle revient à parler de la clinique de La Borde, même si elle n’est pas la seule à la mettre en pratique. A La Borde on accueille essentiellement des personnes psychotiques, au corps comme au psychisme dissociés. Favoriser le transfert, au sens freudien, de ces patients sur l’institution, consiste à leur permettre d’élire tel personnage (ce peut être le cuisinier), tel lieu (le poulailler) voire tel animal : l’âne de La Borde en a vu d’autres ! Pour qu’il y ait transfert dissocié, il faut que la fonction soignante déborde du cadre et des statuts desdits soignants (psychiatres, psychologues, infirmiers, moniteurs, etc.) La fonction soignante peut être partagée avec les patients volontaires pour aider tel ou tel autre patient qui traverse un moment difficile. Ces regroupements éphémères s’appellent «constellations» (transférentielles). Pour qu’elles existent, il faut renoncer à s’accrocher à son statut. La hiérarchie n’est plus disciplinaire ou statutaire, mais subjective.
Tout ceci peut sembler vague pour les non familiers, de l’histoire ancienne pour ceux qui jugent ces pratiques peu scientifiques, voire utopiques, en tout cas incompatibles avec le managériat qui est survalorisé aujourd’hui. N’a-t-on pas voulu, pour des normes d’hygiène, fermer la cuisine aux patients qui élisent ce lieu quotidien, dont un cuisinier originaire de Côte d’Ivoire est à l’origine d’une extension de la clinique dans son pays ? Tout ceci ne s’est pas fait en un jour, mais surtout ne doit pas disparaître. Or le procès qu’on fait parfois à La Borde et à Jean Oury (qu’on traita même de «dinosaure mélancolique»), est ancien : recrutement de malades, refuge de marginaux, maison de retraite pour vieux gauchistes, voire pire ! Le reproche de garder les malades aussi longtemps, alors que la mode est au séjour court et aux thérapies brèves, a valu cette remarque de Jean Oury : «Travailler dix ans pour obtenir un sourire d’un schizophrène, ce n’est pas rien !»
Jean Oury venait d’un «arrière-pays» fait d’usines (Hispano-Suiza), de banlieues et de militantisme. Il recommandait toujours de lire l’histoire du POUM de Victor Alba, puisque la guerre d’Espagne qu’avait vécue François Tosquelles, le maître en la matière, a toujours été une référence : le «bref été de l’anarchie» convient toujours à l’histoire d’un établissement ouvert au public le jour de la mort de Staline ! Ce vieil anar que j’appellerai toujours comme les La Bordiens, «le docteur Oury», a prouvé qu’il pouvait rester debout jusqu’au bout. A 90 ans il était encore sur le pont : une semaine avant son décès il animait encore des stages. C’est cette silhouette un peu voûtée, ce froncement des sourcils, cette expression de soucieuse sollicitude avec laquelle il accueillait chacun au seuil de son bureau-univers, que je veux saluer aujourd’hui. Avec la difficile tâche de continuer après lui.
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