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mardi 6 mai 2014

Maurice Godelier : « L’esprit humain déborde à tout instant les limites du concret »

Le Monde.fr | 
Propos recueillis par Esther Attias
Maurice Godelier explore de nouvelles contrées. Après ses travaux sur les métamorphoses de la parenté ou sur l’héritage de Claude Levi-Strauss, l’anthropologue, spécialiste desBaruya de Papouasie - Nouvelle-Guinée, se ­penche sur les mythologies du trépas. Avec La Mort et ses au-delà, Maurice Godelier coordonne en effet une réflexion menée par quatorze spécialistes : s’agissant de la mort en Inde ou en Amazonie, il décèle des « invariants »universels, « un socle commun de représentations et de pratiques » repérable dans toutes les civilisations au-delà de leurs différences.
Pourquoi publier un ouvrage sur les différentes représentations de la mort, si loin de votre champ d’étude initial ?
Il s’agissait d’une « commande » d’amis médecins, en 2011, qui m’ont posé cette question : « Pourriez-vous nous éclairer sur les façons dont la mort est conçue et vécue dans d’autres sociétés et à d’autres époques que les nôtres ? » De plus en plus d’Européens meurent seuls dans des hôpitaux, plus souvent de maladie que de « vieillesse » ; les médecins et le personnel soignant assument désormais des fonctions qui relèvent traditionnellement des proches du mourant. C’est à partir du constat de ces transformations récentes que j’ai demandé à des collègues d’étudier les représentations de la mort dans les sociétés dont ils sont spécialistes. A partir des quatorze sociétés étudiées, j’ai dégagé des invariants.

Vous attendiez-vous à découvrir des caractéristiques à ce point similaires ?
Je pensais naïvement que la mort était l’opposé de la vie. Les structuralistes aiment bien faire des oppositions binaires ! Le cru, le cuit ; le chaud, le froid ; la vie, la mort… Et puis je me suis rendu compte, grâce à Jean-Claude Galey, que le brahmanisme opposait la mort à la naissance, et non à la vie. Or il s’avère que ce postulat est général. La naissance est l’instant d’une combinaison d’éléments tandis que la mort est une disjonction de ces éléments, avec un « reste » qui ne disparaît pas. Ce « reste », c’est l’âme ou l’esprit. C’est au début de la vie que des agents extérieurs, des ancêtres, des dieux, ou Dieu, interviennent pour l’insuffler au corps. Cette composante peut être une ou plurielle : les âmes sont au nombre de trente-deux chez les Thaïs bouddhistes, de dix chez les Chinois. C’est à elles que toutes les religions vont imaginer un destin, un « séjour des morts ». Bien sûr, dans l’Antiquité et dans de nombreuses civilisations, il y a des penseurs isolés, critiques vis-à-vis de la religion, qui, comme Marc Aurèle, adoptent, contre la thèse « la mort s’oppose à la naissance », celle que la mort est bel et bien la fin de la vie.
Ce qui m’a frappé, c’est qu’il existe des religions où le mort est confronté au jugement de ses actes et d’autres où un tel jugement n’a pas lieu. Chez les Baruya, un homme qui a commis un crime partira, après son décès, pour un royaume des morts où il ne souffrira ni manque ni maladies. En revanche, les religions de la délivrance (hindouisme et bouddhisme) et du salut (judaïsme, christianisme, islam) conçoivent un jugement post mortem qui aura des conséquences très importantes sur le destin du défunt.
Comment expliquer l’existence de ces mythes ?
L’esprit humain participe de deux logiques : la logique du vérifiable dans l’expérience concrète, et la logique posant que l’impossible est tout de même possible. Ces logiques ne s’excluent pas. L’esprit humain s’emploie à développer des connaissances empiriques mais il déborde à tout instant les limites du concret. Les religions s’efforcent d’apporter des solutions à des phénomènes dont on n’a pas d’explication : qu’est-ce que naître ? qu’est-ce que mourir ? Ce sont là des questions existentielles auxquelles elles répondent par des cosmologies globales. Ces réponses sont vécues comme des vérités existentielles dictant la manière dont les hommes doivent agir sur le monde et sur eux-mêmes.
La notion de « fin du monde » ne fait pas partie de ces invariants. A quoi la liez-vous ?
Dans beaucoup de sociétés, on ne conçoit pas la fin du monde mais des fins du monde. Elles ne pensent pas avec la notion de « progrès », et se représentent une succession de périodes, qui aboutissent avec la disparition et la renaissance d’une humanité différente. Il est possible que l’idée que la justice régnera entre les hommes après la mort soit née en Orient, avec l’émergence des cités-Etats, puis des empires. Il me semble probable que ce soit dans ces temps de grande violence et de désespoir, qui ont duré plusieurs millénaires, que le concept d’une justice ultime mais post mortem soit advenu. Les sociétés expérimentaient que la justice des rois était imparfaite, et que seul un jugement après la mort pourrait établir une équité parfaite.

La Mort et ses au-delà, sous la direction de Maurice Godelier, CNRS éditions, « Bibliothèque de l’anthropologie », 350 p.

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