INTERVIEW
Spécialiste d’écologie comportementale et de biologie des populations, Frank Cézilly a passé trois ans à traquer «l’instinct paternel» tant chez les animaux que chez les humains. Rencontre.
C’est une histoire de pères. De tous les pères. Qu’ils soient humains, mille-pattes, gibbons ou crapauds accoucheurs. Une «histoire naturelle»,pour reprendre les mots de Frank Cézilly, enseignant chercheur à l’université de Bourgogne à Dijon, spécialiste d’écologie comportementale et de biologie des populations. Pendant trois ans, cet homme, ce père, a fait un travail de fourmi en passant au peigne fin tout ce que la nature peut offrir en termes de pouponnage dispensé par des mâles, alors que la recherche a longtemps été obnubilée par les sacro-saints soins des mères. De cette minutieuse enquête à la recherche de l’«instinct paternel», ce membre senior de l’Institut universitaire de France livre un ouvrage intitulé De mâle en père (1).
L’occasion de procéder à quelques bestiales découvertes et révisions sur la façon dont, par exemple, le renard à oreilles de chauve-souris est plus investi que madame dans les soins aux renardeaux - la lactation mise à part. L’opportunité aussi de réfléchir à l’intérêt et aux limites des comparaisons entre l’homme et l’animal, en se gardant de certains travaux de psychologie évolutionniste : à se demander si «Barbara Cartland ne mériterait pas qu’on lui décerne un prix Nobel», raille Cézilly. Mais surtout, c’est une foisonnante paternité que révèle l’auteur. Passionnant au moment où certains (de l’espèce réac), s’inquiètent de l’évolution des mœurs…
Filiation, mariage entre personnes du même sexe, études de genre… Dès que l’on veut réformer, des opposants brandissent un sempiternel «ordre naturel». Existe-t-il ?
Quand j’entends «ordre naturel», brandi soit par ignorance, soit par mauvaise foi, je ressens de l’exaspération. Les responsables politiques devraient un peu plus étudier les sciences, notamment la biologie et le sexe. On ne peut pas invoquer la nature pour présupposer ce que doivent être les comportements humains. Ou alors il faudrait légaliser l’infanticide puisque certaines espèces animales le pratiquent ! Sérieusement, on a beaucoup évoqué la filiation «naturelle» ces derniers temps, et c’est sans doute cette question qui a le plus gêné les antimariage et adoption pour tous. Notre société est organisée autour de cela. Mais dans la nature, justement, on peut observer des mâles - chez les mésanges ou les merles pour ne citer qu’eux - qui s’occupent d’oisillons adultérins sans que cela ne pose le moindre problème. J’ajoute que chez plusieurs populations indigènes des plaines sud-américaines, la formation du fœtus humain est censée être assurée par l’accumulation progressive de plusieurs éjaculats ne provenant pas forcément du même individu.
On a aussi observé des «homoparents» dans la nature, non ?
Voilà quarante ans que l’on a constaté chez les goélands ou les mouettes des couples de deux femelles, pas forcément fécondées par les mêmes mâles, qui pondent, couvent, et élèvent ensemble leurs petits. On a également observé, en captivité, des pères manchots s’occupant ensemble d’un bébé, et avant eux, des flamants roses. Certes, on ne doit pas faire dire à ces observations plus qu’elles ne signifient - d’ailleurs la reproduction est essentiellement hétérosexuelle - mais de quel ordre naturel parle-t-on ?
Y a-t-il, au fond, des choses que l’on ne veut pas voir ?
Oui, même dans la nature. L’étude du comportement paternel notamment, est récente. Jusque dans les années 80-90, la recherche était focalisée sur les soins maternels. A ce moment-là, sous l’impulsion des travaux des féministes, on a commencé à remettre en question les rôles sexuels, particulièrement le modèle de la femelle passive mais bonne mère, qui prédominait. Du coup, les interrogations sur le rôle paternel et son importance ont suivi. Certes, avant cela, on avait observé des mâles rongeurs prendre soin de leur progéniture. Mais on préférait alors parler de «comportement maternel exprimé par un mâle», et reléguer le phénomène au rang d’aberration. Dans le même temps, grâce aux progrès techniques, on a pu découvrir tout un pan de la nature qui nous échappait. Beaucoup d’espèces sont monogames et n’ont pas de sexe externe. Grâce aux marqueurs génétiques, on a pu vraiment distinguer les mâles des femelles. Et, forcément, il y a eu des surprises. Enfin, le développement d’une approche expérimentale a fait le reste : on a ainsi découvert chez certains oiseaux, poissons ou rongeurs, que quand on retirait le mâle, il y avait davantage de mortalité juvénile.
Il existe des papas poules, des papas autoritaires, etc. Tous les modèles de mâles-pères sont-ils également dans la nature ?
Oui. Il suffisait d’aller les y chercher. Vous avez ainsi des pères célibataires, comme un certain mille-pattes (le Bachycybe nodulosa) qui garde seul les œufs pondus par la femelle en se mettant à l’abri sous des troncs d’arbres en décomposition. Il enroule son corps autour de la ponte et la préserve ainsi des infections fongiques. Vous avez des pères porteurs, comme l’hippocampe qui accueille les œufs de la femelle dans une poche ventrale. Des pères accoucheurs ; c’est le cas de cinq espèces de crapauds (du genre alyte). Au moment de la reproduction, le mâle enroule autour de ses pattes arrière les «rubans» d’œufs pondus par la femelle, tout en les fécondant. Il en assure la protection pendant près d’un mois en les transportant avec lui le jour, et en prenant soin, la nuit venue, de les tremper dans une mare. Vous avez aussi des pères incubateurs, comme le talégalle de Latham, un oiseau qui ressemble à un gros dindon : celui-là déplace des tonnes de sable, de terre, de feuilles, pour fabriquer un monticule dans lequel les femelles pondent. Et elles ne couvent pas. Les œufs se développent grâce à la chaleur dégagée dans la butte. C’est le mâle qui veille à ce que la température soit idoine ! On le voit, le rôle des pères est incroyablement varié. Certains rapportent des proies, d’autres se chargent de les régurgiter…
Le rôle des pères humains a-t-il été aussi négligé que celui des mâles ?
Chez les humains aussi, les ethnologues et les anthropologues ont surtout étudié le rôle maternel. Les travaux de l’anthropologue américain Barry Hewlett, à compter des années 90, ont changé la donne. Ce chercheur a beaucoup étudié les pygmées Aka, en République centrafricaine, chez lesquels il a observé une très forte implication des pères dans les soins aux jeunes, notamment la nuit. Cela l’a conduit à remettre en cause les théories de psychanalystes américains sur la primauté de l’amour maternel. Et aussi la façon dont d’autres ethnologues avant lui se sont focalisés sur la relation mère-enfant au point d’en oublier d’observer les pères. Depuis, on s’est aperçu que dans des populations de chasseurs-cueilleurs traditionnelles, ce sont souvent les pères qui assurent - entre autres - le transport des plus jeunes.
Y a-t-il une proximité de comportement entre les pères humains et nos plus proches cousins, les grands singes ?
Absolument pas, contrairement à ce que certains pensent. Les soins paternels n’existent pas chez les chimpanzés, les bonobos ou les gorilles. Tout au plus observe-t-on chez eux des interactions ludiques avec les jeunes. L’orang-outan mâle n’a quant à lui strictement aucun contact avec les petits qu’il a engendrés. Nous avons une conception erronée de l’évolution : la séparation entre la branche ancêtres des singes et ancêtre de l’homme a eu lieu il y a 6 millions d’années. Un laps de temps assez long pour que des différenciations comportementales se mettent en place.
Mais alors, finalement, qu’est-ce qui fait la fibre paternelle ?
Il est bien sûr très difficile de répondre. Mais les recherches sur le rôle des hormones sont une piste intéressante. Aujourd’hui, on sait que les hormones sont la base physiologique du comportement, notamment parental.
Dans ce domaine encore, on a d’abord travaillé sur le système hormonal des mères, et découvert que la prolactine est impliquée dans la lactation, etc. Mais elle est présente aussi chez les mâles. Le mâle oiseau a ainsi un taux élevé de testostérone au début de la période de reproduction alors que son taux de prolactine, qui joue un rôle important dans l’attachement, est bas. Une fois que la femelle a pondu ses œufs, le mâle voit son taux de testostérone baisser, et celui de prolactine monter. Chez les humains, les recherches sont récentes, mais des études font état de taux de testostérone inférieurs chez des hommes qui deviennent pères, et de pics de prolactine quand un enfant pleure.
(1) De mâle en père, à la recherche de l’instinct paternel est paru chez Buchet-Chastel, 263 pp., 19 €. Membre senior de l’Institut universitaire de France, Frank Cézilly a également publié Paradoxe de l’hippocampe, une histoire naturelle de la monogamie, en 2006.
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