Par Raphaëlle Leyris
Selon toute logique, L’Alphabet de flammes ne devrait pas exister – et ce serait terriblement dommage. Samuel, son narrateur, vit en effet dans un monde où le langage, qu’il soit oral ou écrit, chuchoté, crié ou lu, est devenu un poison pour les humains. Conversation, lecture et écriture possèdent des propriétés létales. Alors, tout au long de ce roman très original, qui emprunte au thriller et à la science-fiction autant qu’à la linguistique et à la philosophie, on s’interroge. Comment se fait-il que Samuel ait été en mesure d’écrire le texte que nous avons sous les yeux? L’explication arrivera dans les toutes dernières pages; elle n’a pas grand-chose à voir avec unhappy end. Elle est même terrible, douloureux point d’orgue à un livre qui ne cesse de malmener le lecteur, de lui broyer le cœur, de lui faire engranger des réserves de cauchemars ou de lui injecter des doses d’angoisse. Effaré qu’un écrivain parvienne à déclencher chez lui de pareilles réactions sans avoir recours à la facilité, celui-ci ne songe pas une seconde à lâcher le livre en cours de route.
Au début de L’Alphabet de flammes, seuls les mots des enfants se révèlent toxiques. Babil, paroles aimables ou sarcasmes d’adolescents ont le même effet : tuer les parents à petit feu. Provoquer fièvres, haut-le-cœur, «intolérable compression de la poitrine et des hanches», engourdissement des fonctions vitales et rétrécissement du visage. Longtemps, les adultes n’ont pas voulu voir que leur mal était causé par la chair de leur chair, ces créatures dont ils collectaient les bons mots, chérissaient les poèmes d’école, enregistraient la voix – tout ce «matériau putride» dont ils se repaissaient. Un jour, ils n’ont plus eu le choix. Il a fallu quitter leur progéniture, la mettre en quarantaine. Et puis l’épidémie s’est étendue aux échanges entre adultes. Après avoir dû laisser sa fille, Esther, dangereuse pour lui, et sa femme, Claire, presque morte, Samuel s’est retrouvé à travailler, mi-prisonnier mi-volontaire, dans un étrange laboratoire, à la recherche d’un alphabet qui rendrait tolérable une forme de langage. Incapable de se résigner à la situation : «Nous étions devenus une espèce de bétail émotif», note-t-il. «Nos visages, sans la pratique du langage, s’étaient atrophiés en de lâches masques porcins.»
L’atmosphère de cette apocalypse silencieuse emprunte autant à David Lynch (on trouve ainsi un personnage de «méchant» aux multiples avatars) qu’au grand écrivain britannique J.G. Ballard (violence enfantine, élaboration d’un monde très légèrement futuriste, invention de lieux et d’objets aux propriétés mystérieuses, comme les cabanes dans lesquels les juifs du courant «reconstructionniste» se retrouvent pour écouter des sermons à travers la terre…). Le tout rehaussé d’une dose d’humour, dans la première partie du roman, pour décrire les rapports entre Samuel, sa femme et leur fille, modèle d’adolescente insolente et diaboliquement futée, pas du tout décidée à céder d’un pouce à ses parents sous prétexte qu’ils sont malades.
Cet assemblage hétéroclite d’une grande beauté, avec son aura de dévastation, constitue l’univers de Ben Marcus. Né en 1968, professeur d’écriture à l’université de Columbia, il est vénéré par de nombreux amoureux d’expérimentation depuis son entrée en littérature en 1995 avec The Age of Wire and String («L’âge du fil et de la corde», non traduit), auquel succéda Le Silence selon Jane Dark (Cherche-Midi, 2006). Si L’Alphabet de flammes reprend certains motifs et thématiques de ce précédent texte (la mère du narrateur, nommé Ben Marcus, appartenait à une secte «silentiste»cherchant à éliminer la parole et le mouvement), l’auteur a laissé de côté la dimension la plus formelle et avant-gardiste de son travail pour composer ce roman soutenu par une intrigue, et même une forme de suspense. Il ne se prive pas d’allusions bibliques, ésotériques ou philosophiques savantes, mais il y a quelque chose de très concret dans sa manière de questionner le langage et ses effets, d’imaginer un monde dépourvu de mots, ses conséquences sur les échanges interpersonnels autant que sur l’intimité de chacun («Sans langage, ma vie intérieure, si une telle expression indique encore quelque chose, relevait de l’anecdote, du ouï-dire, et encore», affirme Samuel).
Mais L’Alphabet de flammes touche intensément parce qu’il est une fable à la fois cruelle et déchirante sur la famille. Sur la souffrance que l’on est prêt à supporter venant de ceux qui la composent, et celle que l’on est prêt à infliger pour les préserver. Sur le désir obstiné de transmission et sur l’impossibilité de celle-ci. Si le roman – le premier publié par les toutes nouvelles éditions du Sous-sol – semble dépourvu d’espoir, il en laisse brûler au moins un chez le lecteur. Voir Ben Marcus démontrer à nouveau les puissants effets du langage et de la littérature.
L’Alphabet de flammes (Flame Alphabet), de Ben Marcus, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Thierry Decottignies, Le Sous-sol, 344 p., 22
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