INTERVIEW
Sienne 1338, le pouvoir sophistiqué des cités-républiques médiévales s’essouffle et celui des seigneuries revient sourdement. Sur les murs du Palazzo Pubblico de la puissante commune toscane, le peintre Ambrogio Lorenzetti peint des allégories sur le Bon et le Mauvais Gouvernement. Il commet un acte à la fois artistique et politique. Dans un essai magnifiquement illustré, Conjurer la peur, Patrick Boucheron, médiéviste, dévoile page après page les détails de la fresque de Lorenzetti. Tout le talent de l’historien consiste à faire résonner notre présent dans cette œuvre du passé.
Pourquoi Sienne ? Vous la décrivez comme capitale de l’art politique ou capitale de la politisation de l’art…
L’Italie médiévale est le plus urbanisé des pays d’Europe. Sienne n’est pas aussi importante que Florence ou Milan, mais à l’époque, avec ses 40 000 habitants, c’est avec une capitale européenne comme Paris ou Londres qu’il faut la comparer. L’ambition culturelle de la cité toscane est encore très sensible à qui la visite aujourd’hui. La ville semble figée dans une grandeur artistique un peu décalée par rapport à sa prospérité économique, comme si l’une compensait l’autre. Au moment où débute ce récit, on assiste à l’explosion d’une énergie culturelle, dans un contexte d’affaissement économique, la splendeur bancaire appartenant déjà au passé. Cette révolution symbolique est la traduction d’une urgence politique. Ce surinvestissement fiévreux dans l’art, et dans une intense communication politique, conjure la menace qui pèse sur le régime communal. Sienne est alors l’une des dernières cités-républiques d’Italie à tenir bon sur ses principes civiques avec un système politique très élaboré : rotation des charges, élections, décisions collégiales…
Pourquoi ce sentiment d’urgence ?
A cette époque, deux modèles s’opposent : la commune avec un gouvernement collectif et la seigneurie avec un gouvernement personnel. L’incertitude politique est provoquée par le pouvoir de séduction de la seigneurie, notamment pour le popolo minuto, le «petit peuple». Il faut décrire les effets de ces deux régimes. Montrer ce qu’il y a de dangereux dans le discours des adversaires, l’emprise sur les corps. Ainsi, la peinture du «bon gouvernement» montre des citoyens qui construisent, commercent, dansent… alors que celle du «mauvais gouvernement» expose des femmes brutalisées par la soldatesque, la désolation du paysage, la destruction des maisons… C’est ainsi que l’on réaffirme un choix politique. Quand le désarroi politique est trop grand, on ne peut même plus nommer les causes, on ne peut qu’évoquer les effets. Rendre visible les pratiques.
Lorenzetti était un peintre savant et ses images devaient être les équivalents visuels de convictions politiques. Le bon gouvernement est celui qui ne s’attaque pas au corps, qui vous laisse vivre votre vie.
Un projet très raisonnable montré sans aucun triomphalisme…
D’où l’idée de la déception et de la mélancolie, très présente dans la fresque. Le bon gouvernement ou la république n’a pour horizon que la déception et l’ennui. Dès qu’elle aura triomphé, elle n’aura déjà plus de raison d’être. C’est pour cela que le visage de l’allégorie de la Paix est si triste et si songeur…
Certaines images désenchantées font penser à nos systèmes démocratiques…
Pourtant, curieusement, cette histoire ne fait pas partie de notre généalogie politique. Dès qu’on fait une révolution en Europe, on se drape dans une toge gréco-romaine. L’expérience des communes médiévales a été en partie occultée. Ce moment est vu comme incertain, contradictoire, à la manière d’un faux départ. Seule l’historiographie romantique et la Commune de Paris redonneront vie à ce modèle. En même temps, il serait illusoire de penser que cette fresque nous donne une idée précise du XIVe siècle, d’abord parce qu’il y a eu des restaurations successives qui ont transformé et réinterprété l’œuvre. Et, même si la matière picturale était intacte, entre elle et nous s’interpose l’ombre de tous les regards qui se sont posés sur elle. Il nous faut donc décaper toutes les strates d’interprétations.
Quelques années après, la Grande Peste emportera Lorenzetti…
Artistes et commanditaires, ils mourront presque tous. On peine à imaginer ce que cela représente : une mortalité de la moitié de la population toscane. Pourtant, la société tient encore et les images parlent peu de la peste. C’est aussi cela, interpréter les images, regarder les absents. Même le Décaméron, œuvre emblématique d’après la Grande Peste, ne l’évoque que brièvement au début.
Depuis le XIVe siècle, d’autres crises ont dû susciter le même type d’urgences artistiques ?
Le grand historien italien Carlo Ginz-burg, dans son dernier livre Peur, Révérence, Terreur, met en parallèle des images et des crises : le Léviathan, quand l’Etat devient dévorant (la révolution anglaise), une image de David : la Mort de Marat (la Révolution française), et Guernicade Picasso. Toute révolution symbolique périme le langage politique du moment. C’est ce que nous vivons aujourd’hui, nos outils ne nous permettent plus d’analyser la réalité. Nos mots n’ont plus prise. Que fait-on quand on se fait voler nos mots ? Quand l’Empire s’approprie les mots de la Commune ?
Une impression presque contemporaine ?
Je veux croire ce que dit Georges Didi-Huberman dans la Survivance des lucioles. Il répond au texte de Pasolini pour lequel il n’y a plus de luciole à Rome car la nuit a disparu, à cause de la clarté blafarde de la télévision. On est aveuglé par la propagande. Didi-Huberman nous conseille d’exercer notre regard, les lucioles sont partout, je crois que nous vivons une époque passionnante : nous aussi en exerçant notre regard nous pouvons distinguer de nombreuses lucioles. Mais surtout pas là où on les attend. L’art politique n’est pas forcément celui qui se revendique comme tel.
Justement comment le définissez-vous ?
L’art est politique quand il rend visible les justifications du régime mais surtout ses effets. Il ne suffit pas de prétendre que la république est un bon régime parce que ses principes sont vertueux, mais il faut convaincre de ses effets bénéfiques et s’adresser à chacun d’entre nous, au peuple. Ainsi, tous les visages sont singuliers chez Lorenzetti, il s’adresse à des individus, unis dans la concorde. Il faut montrer la vie quotidienne sous ce régime. C’est justement ce que décrivent les murs de la fresque.
Après la chute de la République de Weimar beaucoup parmi les Juifs allemands exilés, comme Walter Benjamin par exemple qui était allé à Sienne, se sont naturellement intéressés à cette crise italienne du XIVe siècle. Pour répondre vraiment à la question «Qu’est-ce qu’un art politique ?» il faudrait reprendre le débat entre Brecht et Benjamin, face à l’esthétisation du pouvoir - car le fascisme tente de faire passer le pouvoir pour une œuvre d’art. La seule réponse est alors de politiser l’esthétique.
Et, aujourd’hui, qu’est-ce qu’un art politique ?
C’est par excellence un art d’avant-garde. L’art politique n’est évidemment pas à la Fiac, il est dans la rue, dans un espace public. On peut évoquer le street art, Banksy par exemple… Le plus innovant dans la fresque de Lorenzetti étaient les écritures exposées, comme des messages adressés à tous. Curieusement, j’ai l’impression aujourd’hui qu’un médiéviste est mieux armé pour comprendre le street art qu’un spécialiste du Caravage, la parenthèse du régime esthétique s’est comme refermée. Idem pour Internet, un médiéviste sait comment se dissémine un texte sans auteur. Il n’y a pas un manuscrit médiéval qui ne soit composite (ou collaboratif). Le Moyen Age est devenu une source d’intelligibilité pour le présent.
Quand l’art politique devient-il de la propagande ?
«Propagande» est un mot dont le sens s’est complètement «vrillé». Pour nous, il signifie mensonge d’Etat, mais étymologiquement il désignait la propagation de la foi. Un régime impérial ne se justifie pas, il s’exprime, cela suffit. Il n’y a pas propagande, seulement du faste, il s’agit de saturer l’espace public. Alors qu’un régime républicain doit convaincre, l’art politique laïcise l’idée de propagande (propaganda fide).
Fides signifie à la fois «fidélité» et «foi», donc cela produit de l’obéissance, de la confiance. L’art politique a besoin des formes les plus innovantes de l’art. C’est par excellence un art d’avant-garde. Il s’agit de partager une émotion collective, positive ou négative. C’est collectivement que l’on conjure la peur. Le régime républicain doit être senza paura [«sans peur», ndlr].
Retournez-vous souvent à Sienne ?
Sienne est une ville magnifique, il ne faut pas se laisser sidérer par sa beauté, ni la muséifier. Je regarde cette fresque depuis dix ans, et certains de ses détails ne cessent de me surprendre. Ce livre est aussi un essai sur ce qu’on a sous les yeux et ce qu’on ne voit pas, ce que l’on ne peut pas voir. Pendant très longtemps, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, seuls deux des trois murs étaient décrits, le mur des allégories. Celui qui obsède tous les historiens politiques aujourd’hui, était oublié. Certains historiens d’art tentent des explications : il y aurait eu des tentures. Mais nul besoin de voiler les choses pour ne pas les voir. Illustrer le livre de tant d’images est aussi une manière de mettre le lecteur à contribution : «Corrigez-moi si vous voyez ce que je ne vois pas». C’est aussi la définition d’un art politique : la signification de l’œuvre n’est jamais verrouillée.
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