Manou, fille de Félix Guattari… il y a pire comme filiation. Emmanuelle, dite «Manou», est la fille de ce magnifique philosophe, au sourire chaleureux, qui longtemps a codirigé, avec Jean Oury, ce lieu unique qu’a été - et qui reste - la clinique de La Borde, près de Blois (Loir-et-Cher).
Cet automne, Emmanuelle Guattari a publié deux petits livres autour de ce lieu mythique, dont la Petite Borde. L’air de rien, avec des mots ciselés, dans les petites histoires qu’elle raconte, transparaît le miracle de cet endroit qui voyait vivre ensemble des grands fous, des soignants, mais aussi leurs familles.

Emmanuelle Guattari est douce, presque fragile. «Elle a une forme de délicatesse, je ne l’ai jamais vue s’énerver», dit d’elle sa grande amie, Marianne. Toute son enfance, Manou la passe avec les fous, dans ce grand parc et ce château qui n’en avait pas l’air. Un espace où la terre se mélange au ciel, perdu dans la campagne, avec un bâtiment central et d’autres petites maisons éparpillées dans les forêts. Plus d’une centaine de patients, la plupart psychotiques, y vivent. Félix Guattari et Jean Oury sont les deux chênes du lieu. Félix Guattari est un grand intellectuel, ami de Gilles Deleuze, et de tant d’autres. Jean Oury est médecin, psychiatre, un talent clinique reconnu de tous. La Borde, dans les années 70, est un lieu magnifique : tout circule, les patients comme les grandes figures intellectuelles du moment.
«Un jour, écrit Emmanuelle Guattari, alors qu’on attend dans la voiture, Bertrand, un malade, me dit en souriant : "Christian et moi, on attend que nos dents repoussent." Je dodeline de la tête avec une moue et un haussement d’épaule : "Ça ne se peut pas." "- Oui, continue-t-il, mais on peut quand même attendre."»
Emmanuelle Guattari y est heureuse. Sa mère, infirmière, travaille aussi à La Borde. «Nous savions que les pensionnaires étaient des fous, évidemment. Mais La Borde, avant tout, c’était chez nous. Les pensionnaires, on disait aussi les malades, n’étaient ni en plus ni en moins. Ils étaient là et nous aussi. On savait, on comprenait. On a acquis très vite le sentiment de pouvoir faire ou pas certaines choses avec certains pensionnaires.»
Elle parle de La Borde, comme d’autres parleraient de la cité où ils ont grandi. «Enfant, on a pris aussi conscience que ce lieu était comme un refuge, pour échapper à la maladie. Certains sortaient d’un enfermement très dur.» Mais écrire là-dessus n’est-ce pas une drôle d’idée ? Un enfantillage même ? «S’il y a eu un déclencheur, cela remonte à une grosse dizaine d’années», raconte Emmanuelle Guattari.«La "Garderie" de La Borde, c’est le nom de la crèche pour les enfants du personnel.» Cette crèche est située sur le site même de la clinique. Toujours debout aujourd’hui, elle est alors menacée de fermeture. Les autorités considèrent qu’une telle proximité n’est pas bonne pour les enfants. «Nous, les personnes qui avions passé notre enfance à La Borde, avons été sollicitées pour écrire des lettres de soutien. C’est là, peut-être, que j’ai compris.» Compris quoi ? «On avait conscience, bien sûr, d’avoir eu un passé singulier mais, jusque-là, cela ne m’avait pas paru demander davantage de réflexion.» L’enfance se conjugue-t-elle sans faux-fuyant avec les douleurs de la folie ? «C’était un lieu de soins. On était très libres, on traînait, mais on restait des enfants avec nos préoccupations d’enfants.» Emmanuelle Guattari lâche cette belle interrogation : «Evidemment qu’il en reste des traces et des questions. C’est quoi le réel quand on a vécu cette enfance ? Qu’est-ce qu’on fait dans le monde ? Oui, ces questions affleurent. Enfants, nous voyions des choses particulières : des gens qui ne pouvaient pas, par exemple, passer une porte car cela leur était impossible, cela vous reste dans la tête. Ce sont des questions profondes, non ?»
A l’âge de 8 ans, ses parents se séparent. Et, avec sa mère et ses frères, ils vont vivre dans la ZUP de Blois, où beaucoup de gens de La Borde habitent alors. Après le bac, Emmanuelle va à Paris. «Les enfants de La Borde ont eu, en fait, des destins ordinaires», lâche-t-elle. Elle fait des études d’histoire. «Je suis partie aux Etats-Unis. Je voulais vivre en ville et j’ai eu la possibilité de vivre à New York.» Elle finit ses études, enseigne. Et, tous les ans, revient à la clinique.
En ce mois d’août 1992, elle est à La Borde. Son père aussi. Crise cardiaque. «J’aimais beaucoup mon père», dit-elle, tout lentement. Qui ne l’aimait pas ? De l’après-68, il était une des figures les plus chaleureuses, avec ses cheveux en bataille, son sourire omniprésent, sa force d’engagement. Il fallait le voir animer des assemblées générales avec les grands fous. Félix Guattari était souriant, égal à lui-même, répartissant le temps de parole, dans une hospitalité incroyable à l’autre. Emmanuelle Guattari hésite. «On s’est retrouvés avec son œuvre, ses papiers. Que faire ?» Etre fille de Félix implique certaines tâches : «Mon père avait des tas d’archives. C’était une très grosse responsabilité. Il a fallu trier. L’Imec [Institut mémoires de l’édition contemporaine, ndlr] nous a beaucoup aidés. D’abord, mes frères s’en sont occupé, puis, j’ai repris la remise de ses archives.»
A la mort de son père, Emmanuelle, son mari diplomate et ses trois enfants décident finalement de revenir en France. Sa mère meurt trois ans plus tard. «Maintenant ? Je vais à La Borde, le 15 août, pour la kermesse. Il y a toujours cette atmosphère, la même, unique, un mélange de douceur et de circulation.» Comme tant d’autres, elle imagine que ce qui menace la clinique n’est pas tant la mort de son fondateur, Jean Oury, mais le monde… des «normes». Pour ceux qui ne comprennent pas, Jean Oury comme les autres de La Borde racontent la même mésaventure.
C’est l’histoire de la cuisine. Un lieu important, chaque soignant comme chaque malade y avait un rôle, une place. Dans les années 90, le diktat des règles et de l’hygiène s’est imposé. Par crainte d’on ne sait quels microbes, il a fallu tout mettre aux normes. Fini les repas collectifs, aussi thérapeutiques que socialisants. Fini les malades qui servaient et faisaient la cuisine. Chacun à sa place. C’est-à-dire, sans place singulière.
Emmanuelle Guattari a mis de côté l’enseignement. Elle écrit. «J’ai hérité de mon père l’habitude de ne jamais bouger les choses, ni les meubles», raconte-t-elle. «Il était très affectif. Quand on lui offrait un tableau, il cherchait le lieu où le mettre, puis ne le bougeait plus.»Regrette-t-elle l’Amérique ? «J’ai découvert l’horizon aux Etats-Unis. A Blois, il pleut, c’est un brouillard, mais j’aime ce paysage.» Puis ces jolis mots : «J’ai toujours eu le sentiment d’avoir le ciel au-dessus de la tête. Les morts reviennent quand il pleut.»

EN 4 DATES

1964 Naissance à Blois (Loir-et-Cher), puis vit à La Borde, avec ses parents.
1987 S’installe aux Etats-Unis.
Août 1992 Mort de Félix Guattari.
Automne 2013 Publie la Petite Borde, puis Ciels de Loire (Mercure de France).