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mardi 17 décembre 2013

Survivre à une immolation par le feu, ce geste ultime de désespoir

LE MONDE | Par 
A Saint-Clair-du-Rhône (Isère), où Éric C., cadre chez GDF Suez, s’est immolé par le feu le 14 mai 2011. Il a survécu à ses blessures.
A Saint-Clair-du-Rhône (Isère), où Éric C., cadre chez GDF Suez, s’est immolé par le feu le 14 mai 2011. Il a survécu à ses blessures. | Samuel Bollendorff
Leurs voix auraient dû s'éteindre. Un jour, d'un craquement d'allumette, ils ont voulu en finir. Epuisement professionnel, harcèlement moral, mal-être au travail… les ont poussés à s'immoler par le feu. Sur les sept histoires retenues par le photographe Samuel Bollendorff et la journaliste Olivia Colo, les deux auteurs du webdocumentaire « Le Grand Incendie » (Legrandincendie.fr), diffusé aussi, à partir de lundi 16 décembre, sur les sites Internet Francetvinfo.fr et Lemonde.fr, deux sont racontées par les protagonistes eux-mêmes.
Atteints au plus profond de leur chair, deux immolés ont miraculeusement survécu à leurs brûlures. Ces hommes blessés mais encore debout ont accepté de nous parler de leur acte mais aussi de leur reconstruction. Eric C. (qui souhaite rester anonyme) et Manuel Gongora ont le même âge, 49 ans. L'un habite à une vingtaine de kilomètres de Vienne (Isère), l'autre dans la banlieue lyonnaise. Les deux hommes ne se sont jamais rencontrés, le premier travaillait chez GDF-Suez, le second dans le service propreté du Grand Lyon.


Pourtant, ils racontent la même urgence à ce moment-là ; cette violence contre eux-mêmes était pour eux le seul moyen de se faire entendre. C'était en quelque sorte une question de survie, pour arrêter le cauchemar dans lequel ils étaient enfermés.
Au fil du temps, les soirées, les nuits, les week-ends d'Eric C., cadre informaticien, étaient devenus des journées de travail. « J'avais l'impression d'être dans des sables mouvants, de vouloir sortir la tête de l'eau et, au fur et à mesure, de m'enfoncer encore plus », raconte-t-il. Perte du sommeil, douleurs dorsales, troubles musculo-squelettiques, Eric C. sombre. Les mails à sa hiérarchie, aux organisations syndicales sont autant d'appels au secours qui restent sans réponse. Jusqu'à ce jour « où craque ».
Le 14 mai 2011, un samedi. Sur un bout de route inachevée qui s'arrête au milieu d'un champ à Saint-Clair-du-Rhône, Eric s'est versé une partie du bidon d'essence de 10 litres pris dans son garage. Le combustible servait à remplir sa tondeuse à gazon. « Ça s'est fait en cinq minutes, raconte-t-il. J'ai pris ma voiture, mon ordinateur de bureau et ma collection de trains électriques, il y en avait pour 7 000 euros, tout a cramé. » Par hasard, un pompier appelé sur un incendie tout proche emprunte ce raccourci, et le sauve.
« A 30 secondes près, c'était fini », explique le cadre informaticien. Quatorze jours de coma artificiel, de multiples opérations de greffe, brûlé à 25 % sur tout le corps sauf le visage, Eric C. revient jour après jour à la vie, avec la conviction que cette immolation n'a servi à rien, un « geste con », juge-t-il aujourd'hui.
« EPUISÉ NERVEUSEMENT »
L'inutilité de son acte, Manuel Gongora s'en rend lui aussi compte. A la tête d'une équipe de quinze personnes, ce manageur de proximité s'est immolé par le feu le 19 juillet 2012 sur le parking de son lieu de travail, à 8 h 30 précises. « Epuisé nerveusement », il ne voyait alors aucune issue à une situation qui le minait depuis des années.
Pour celui qui avait commencé à travailler dans le bâtiment à l'âge de 15 ans, et pour qui la réussite de deux concours administratifs était une promesse d'ascension sociale, la désillusion fut trop forte. Devenu, selon son expression, « l'homme à abattre » pour quelques collègues qui voyaient d'un mauvais oeil ses tentatives de mettre fin à des comportements et des pratiques en usage depuis de nombreuses années, et qui lui « pourrissent » la vie au travail, il n'en peut plus.
Une altercation avec un cadre, sanctionnée dans un premier temps par un simple avertissement, puis par douze jours d'arrêt de travail, tombe comme un couperet. « Je me suis tout de suite dit : “Les salauds, je vais être obligé de le faire” », se souvient Manuel Gongora. La veille, ce non-fumeur avait acheté un briquet, au cas où. Vient le moment fatidique. « D'un coup, j'ai senti qu'il fallait y aller, poursuit M. Gongora. Il n'était pas question de mourir mais je ne voyais pas d'autre moyen de protestation plus violent que l'immolation par le feu ; c'est un geste qui ne passe pas inaperçu. Je ne voulais pas aussi que toute la violence que j'avais en moi se retourne contre les autres. »
POUR MANUEL GONGORA, « L'APRÈS » PASSE PAR LA VOIE JUDICIAIRE
Quelques minutes avant de passer à l'acte, il prévient ses collègues : « Descendez avec un extincteur, leur lâche-t-il. Je me suis juste un peu aspergé, pour ne pas flamber trop longtemps, car je voulais être sûr d'être là pour la suite, quand la vérité serait faite. » En quelques secondes, c'est l'embrassement. Brûlé à 80 % au troisième et deuxième degrés, miraculeusement vivant, seize mois après son geste, il doit encore subir de nombreuses greffes de peau et porter jour et nuit, sous ses vêtements, une combinaison de contention pour accélérer sa cicatrisation.
Pour lui, « l'après » passe par la voie judiciaire. Avec son conseil, Me Cormier, Manuel Gongora a déposé plainte pour « harcèlement » et « non-assistance à personne en danger », une action classée sans suite. Mais le besoin de réparation est toujours là. Une citation directe au pénal, une procédure simple qui permet à la victime de saisir directement la justice, est en cours pour le même motif. « Comme la victime d'un attentat qui attend réparation », Manuel Gongora estime qu'il ne pourra pas tourner la page avant que son « honneur soit lavé ».
A peine sorti du coma, il était « tellement heureux d'être vivant »qu'il pensait alors très vite « reprendre son travail, acheter une nouvelle voiture »… comme si la vie allait reprendre son cours, comme si de rien n'était. Bien sûr, la réalité a été tout autre et, encore aujourd'hui, il lui est difficile de se projeter « professionnellement ».
DEMANDE DE RECONNAISSANCE COMME MALADIE PROFESSIONNELLE
Eric C. a, lui, repris son travail. Après un mi-temps thérapeutique, il est revenu à un temps-plein depuis le début du mois d'octobre 2013. Même bureau, mêmes collègues : « Je suis revenu sur les lieux du crime, en quelque sorte », dit-il. Deux fois par semaine, il a toutefois été autorisé à faire du télétravail pour limiter les allées et venues entre Lyon et son domicile. « Je fais la même chose qu'avant, mais je vois bien que l'on fait attention à ne pas me donner trop de travail », explique-t-il. Il a entamé une démarche pour que son geste soit reconnu comme maladie professionnelle et aimerait être muté.
Avec le temps, tout se remet en place doucement, même s'il y aura toujours un « avant » et un « après ». Plus de deux ans après « ce samedi-là », il peut désormais passer devant l'endroit où il s'est immolé par le feu, mais « n'est pas encore prêt » à rencontrer le pompier qui l'a sauvé. Un jour, il le fera : « Je dois le remercier, il y a quand même laissé une veste, dans cette histoire », plaisante Eric C.
Pour Manuel Gongora, le 19 juillet 2013 a été un jour comme les autres. C'était pourtant le premier « anniversaire » de son immolation par le feu. Quand un proche, avec sa faconde de méridional, lui a dit : « Qu'est-ce que l'on fait pour fêter ça, on allume une bougie ? », il a même ri.

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