A Seclin (Nord), l’unité hospitalière pour les détenus atteints de troubles mentaux tâche de soigner malgré les murs et miradors.
Incongru, comme hôpital psychiatrique : un bastion, avec enceinte épaisse en béton, miradors et entrée ultra-sécurisée, posé dans les champs de Seclin (Nord). Mais l’endroit est aussi une prison : l’unité hospitalière spécialement aménagée (UHSA en jargon administratif) est réservée aux détenus souffrant de troubles psy. Elle vient d’ouvrir sa deuxième section, réservée aux admissions d’urgence, souvent des prisonniers victimes d’un choc carcéral. Les premiers jours en prison peuvent en effet provoquer dépression et envies de suicide.
L’UHSA de Seclin, qui dépend de la maison d’arrêt de Sequedin et du CHRU de Lille, n’est ouverte que depuis juin. C’est la sixième du genre en France. Créées par la loi de programmation et d’orientation de la justice de 2002, elles devraient être neuf à la fin 2014. Il était temps : Pierre-Jean Delhomme, le directeur de la prison la plus proche, celle de Sequedin, estime que 30% des 870 détenus incarcérés chez lui souffrent d’une maladie psychiatrique repérée. Le nombre de malades mentaux en prison ne cesse de croître, une hausse directement liée à la réforme de la psychiatrie et à la fermeture des grands asiles. «Ils ont quitté le circuit psy pour le circuit prison», constate le professeur Pierre Thomas, chef du pôle psychiatrique du CHRU de Lille. Le plus souvent, ils ont des tendances suicidaires.
«Chambres». Dans le sas d’entrée, il faut, comme dans toute prison, passer par le système de détection des métaux. Même si les murs sont habillés de bois, pour éviter les effets anxiogènes de l’enfermement. Portes blindées, grilles à franchir avant d’arriver au cœur de l’unité : enfin, la prison cède devant l’hôpital. Ici, les uniformes bleus n’entrent pas sans avoir été appelés : les frontières entre les deux univers, soignant et carcéral, ont été négociées pied à pied. Le vocabulaire change selon l’institution à laquelle le personnel appartient : quand les surveillants parlent de «détenu en cellule», médecins et infirmiers évoquent des«chambres». La schizophrénie de l’Etat est patente, marquée à même les murs. Les bureaux des deux administrations, la santé et la justice, sont séparés d’un patio infranchissable. Une idiotie, estime François Chevailler, le plus haut gradé des surveillants de la prison, car il faut travailler ensemble et les raccourcis faciles, les paranos de la prison versus les bisounours de la médecine, s’estompent au fil du temps.
Aile Majorelle. Dix-sept hommes, hospitalisés d’office. Un patio entouré des chambres et une grande salle commune, avec un petit salon et la grande table des repas. Les patients-détenus s’y déplacent librement la journée. A 20 heures, on les enferme dans leur cellule individuelle. Un vrai luxe que cette intimité par rapport aux prisons surpeuplées. Le patio, c’est le fumoir, essentiel. Les désargentés, que l’administration appelle les indigents, ont droit à six cigarettes offertes par jour. Un jeune homme y est assis, tête rasée enfouie entre ses deux mains, et il se balance d’avant en arrière. Dans son monde. Une masse de muscles se dresse soudain, maintien droit, épaules qui roulent, démarche assurée. David (1) ne s’arrête qu’à quelques centimètres du visiteur, il veut susciter le malaise, la crainte. Il est dans la revendication, réclame l’attention absolue du journaliste, affirme qu’ici on le torture. Les infirmiers l’écoutent, attentifs. L’observation des patients est l’une des bases de leur métier. David est connu pour ses accès de violence. Il a été plusieurs fois placé en chambre d’isolement, avec des liens pour l’immobiliser. La contention ne se fait plus par camisole en psychiatrie. Objectif : que le patient retrouve son calme, en enlevant tout stimulus extérieur, ne blesse personne, et ne se blesse pas. «Ici, on traite les détenus, on les stabilise, avant de les renvoyer à la pénitentiaire, et c’est gratifiant», témoigne le major Chevailler. Le sentiment d’aider les collègues, afin qu’ils ne se retrouvent pas en face d’un malade non soigné, capable d’une crise de violence sans signes précurseurs.
Robocop.Le personnel soignant ne se déplace pas sans un boîtier autour du cou. Une pression sur le bouton signale une situation tendue. Des patients s’invectivent, par exemple. Les infirmiers occupés ailleurs viennent prêter main-forte. Deuxième pression : les surveillants enfilent leurs tenues Robocop, et les caméras, aveugles le reste du temps dans le secteur hospitalier, se mettent en marche. Le personnel pénitentiaire suit en direct l’évolution de l’incident. Troisième pression : c’est l’intervention immédiate. C’est arrivé 12 fois dans ces trois premiers mois. Si l’agression est subite, il suffit de tirer sur le cordon, ou d’appuyer sur le gros bouton rouge, pour les renforts. Mais imaginer une crainte omniprésente serait se tromper. «Ils ne nous mettent pas en difficulté plus que cela»,témoignent Céline et Caroline, infirmières, comme Manu, aide-soignant :«La présence des surveillants est cependant rassurante, quand on n’a plus les moyens de raisonner le patient.»«Il y a beaucoup de fantasmes sur la population carcérale, avec une vision de population à risques»,rappelle le Dr Maud Bertrand, l’une des psychiatres. Mehdi roule des mécaniques : «Aucune prison ne veut de moi, je fais des massacres.» Il se marre : «Ici, comme je suis calme, ils sont étonnés. Mais ici, on nous parle bien. Je n’ai rien à dire sur les infirmiers, ils trouvent les mots pour nous assagir.» Le Dr Bertrand insiste : «Tout l’enjeu est de désamorcer les tensions, sans mettre sous sédatifs.»
Pas question de transformer les détenus en zombies. Rien à voir avec les hospitalisations d’office, dans les établissements psy lambda. Les détenus y sont souvent placés en chambre d’isolement, sous contention, 24 heures sur 24, et ceci sans raison médicale. «L’affaire de Pau (2) a créé un amalgame entre schizophrénie et violence», dit le professeur Thomas.«Les établissements ont eu peur de ces gens qui pouvaient poser problème et s’évader.» Les infirmières opinent : «On ne comprend pas que nous voulions soigner ces gens-là.» Céline rit : «Il y a même des gens qui ont demandé si j’avais été punie, pour avoir été mutée là. Pour moi, c’est pourtant la même chose que les malades en hôpital psychiatrique. A part qu’ils n’ont pas eu le même entourage, une famille qui demande une prise en charge : ils sont donc passés à l’acte.»
Mineurs. L’UHSA mobilise 39 surveillants, 53 infirmiers, 39 aides-soignants et 5 psychiatres, pour 60 lits. Elle est divisée en trois sections : Majorelle, Garance, Véronèse. Majorelle est la plus sensible, avec les hospitalisations contraintes. Garance, réservée pour les urgences, n’accueille les détenus qu’avec leur accord, et accepte aussi femmes et mineurs. Véronèse, prévue pour début 2014, sera dédiée aux séjours longs, pour préparer un projet de vie et de sortie. C’est le jour et la nuit avec les conditions de travail en prison. Le Dr Maud Bertrand témoigne des procédures kafkaïennes en vigueur dans un de ces nouveaux centres pénitentiaires, celui d’Annoeullin. Les détenus sont répartis entre plusieurs bâtiments, A, B et C. Et ils ne doivent se croiser sous aucun prétexte. «Dans le bâtiment B, une personne s’était automutilée. Mais seuls les détenus du bâtiment A pouvaient circuler à ce moment-là. L’urgence a attendu l’après-midi», se souvient le médecin. L’UHSA autorise une prise en charge de qualité. Mais ses 60 lits restent une goutte d’eau. L’unité est censée couvrir un territoire allant de Rouen à Lille. Surtout, «ces structures accréditent l’idée qu’il est normal d’envoyer des personnes qui souffrent de troubles psychiques en prison», s’inquiète Anne Chereul, de l’Observatoire international des prisons. L’UHSA, malgré toutes ses qualités, ne résout pas la question de fond : que font donc les fous en prison ?
(1) Les prénoms ont été modifiés. (2) Un schizophrène a tué deux soignantes dans un hôpital psychiatrique, en décembre 2004.
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