Médecine : témoignages d'incorruptibles
LE MONDE SCIENCE ET TECHNO |
Anne Chailleu, 38 ans, patiente devenue experte :
"Plus je creuse, plus je m'effraie des dysfonctionnements que je découvre".
C'est parce qu'elle est atteinte d'une maladie chronique, la spondylarthrite ankylosante, qu'Anne Chailleu a découvert les liens d'intérêts dans la santé. "Avant, comme tout le monde, cela ne m'effleurait pas." A l'hôpital, on la pousse à accepter un nouveau traitement alors que son cas ne correspond nullement aux indications. Un rhumatologue de ville, devant lequel elle s'interroge, lui glisse : "Ah, les labos paient bien..."
Anne Chailleu mène des recherches, s'aperçoit que l'enthousiaste praticien hospitalier est chargé d'une étude clinique pour le laboratoire. Cette fonctionnaire internationale, ingénieure, économiste et auditrice de formation, commence alors à s'intéresser de près au marché du médicament, au travail des autorités sanitaires, et adhère dans la foulée au Formindep.
Consciente que la prise de décision s'est déplacée vers l'Agence européenne du médicament (EMA), elle part en quête des déclarations publiques d'intérêts de ses experts. "Pour les obtenir, j'ai utilisé un règlement européen qui donne accès aux documents administratifs. L'EMA a fait de la résistance. J'ai insisté, harcelé l'agence par mails, et ai fini par obtenir les déclarations d'une vingtaine d'experts français, dont je me suis aperçue qu'elles n'étaient pas mises à jour depuis 1995, date de création de l'agence..."
Fin 2008, elle entend parler d'une mission d'audit de la Commission européenne sur l'EMA et ses procédures d'autorisation de mise sur le marché. L'EMA lui refuse le rapport. Elle en appelle au médiateur européen. Deux ans et demi de procédure avant qu'il ne statue en sa faveur. "J'ai compris pourquoi l'EMA bloquait. Le rapport d'audit était accablant. Sur huit dossiers d'autorisation de mise sur le marché observés, aucun n'était conforme. Les liens d'intérêt des experts n'avaient pas été vérifiés avant l'expertise. Ils étaient pourtant majeurs : des conjoints d'experts travaillaient pour les labos dont le produit était évalué, des experts avaient travaillé moins d'un an auparavant pour ces mêmes labos."
Anne Chailleu expédie le rapport aux parlementaires européens. Aucun d'eux n'en avait réclamé communication, alors que le Parlement valide chaque année la gestion de l'agence. Pour la première fois, en 2010, ce quitus budgétaire est refusé. L'EMA est priée de faire le ménage dans ses pratiques. En 2011, second quitus refusé : Anne Chailleu a démontré que l'EMA avait accordé à la va-vite une dérogation à son directeur général, en partance pour l'industrie à l'issue de son deuxième mandat. "On lui permettait de devenir conseiller en optimisation de dossiers d'autorisation de mise sur le marché, sans période de latence ! Plus je creuse sur ce monde du médicament, plus je m'effraie des dysfonctionnements que je découvre."
Louis-Adrien Delarue, 33 ans, généraliste à Angoulême :
"L'industrie nous prend au berceau"
Au premier pied qu'il a posé à l'hôpital, Louis-Adrien Delarue a observé à quel point l'industrie y était infiltrée. "Elle nous prend au berceau, elle nous offre toutes sortes de cadeaux, elle approche nos professeurs pour que nous ayons le moins possible d'esprit critique à l'âge adulte professionnel. Et cela marche bien." Lorsqu'il était interne en gériatrie au CHU de Poitiers, raconte-t-il, un visiteur médical a tenté de lui vanter le Crestor, un anticholestérol. Il doute à haute voix que sa balance bénéfices-risques soit favorable. "Le visiteur s'énerve, me dit qu'il va en parler au chef de service, qu'il est très ami avec lui. C'étaient des menaces !"
Quand vient l'heure de la thèse, Louis-Adrien Delarue opte donc pour un sujet qui dérange : "Les recommandations pour la pratique clinique élaborées par les autorités sanitaires sont-elles sous influence industrielle ?" De 2007 à 2011, en scrutant quatre recommandations de la Haute Autorité de santé (HAS), il démontre l'influence des conflits d'intérêts des experts sur leur jugement scientifique, qui s'en trouve biaisé - les quatre recommandations seront d'ailleurs ensuite retirées par la HAS. Pourtant, la soutenance de thèse, en juillet 2011, vire au cauchemar.
Première question posée, par un professeur de médecine générale : "Qui es-tu pour oser remettre en cause comme cela la parole de nos maîtres ?"A la fin, le jury laisse entendre qu'il n'obtiendra son titre de docteur en médecine que s'il biffe tous les noms "des futurs confrères" cités... "Une belle défense corporatiste ! J'ai porté mes exemplaires censurés à la faculté une semaine après ma soutenance. J'avais perdu le sourire. Et je me suis inscrit au Formindep". Depuis cinq mois, il en est le vice-président.
Florence Amrouche, 49 ans, ancienne visiteuse médicale :
"J'ai vu l'arrière-cour de la médecine, elle n'est pas reluisante"
Durant vingt années, de 1990 à 2010, elle a été visiteuse médicale pour l'un des principaux laboratoires pharmaceutiques français. "J'ai vu l'arrière-cour de la médecine, elle n'est pas reluisante." Ecoeurée par "la gabegie d'argent, la corruption", Florence Amrouche a adhéré au Formindep il y a deux ans. Désormais mandataire judiciaire, elle se bat pour obtenir le RSA à de jeunes schizophrènes quand, il y a quelques années, elle disposait d'une enveloppe hebdomadaire de cadeaux aux médecins d'un montant de 30 000 euros.
"A l'hôpital, j'avais l'impression d'être un traiteur. J'apportais les croissants le matin, les petits fours et le champagne le midi, pour présenter quelques diapositives en me greffant sur une formation interne. Le soir, les chefs de services hospitaliers faisaient venir des généralistes et spécialistes de l'extérieur et présentaient le diaporama très favorable au laboratoire que je leur avais fourni. Ils touchaient 2 500 euros la soirée. Je les recrutais très soigneusement, pour leur pouvoir d'influence. Ils étaient nos leaders d'opinion. Nous financions aussi leurs services en leur commandant des études cliniques."
En ville, chez les généralistes comme chez les spécialistes, la visite médicale était plus périlleuse, se souvient-elle. Dans son discours, rien ne devait être laissé au hasard. Les questions étaient anticipées, les réponses obligées. Parler d'une étude anglo-saxonne moins favorable au médicament promu, évoquer des effets indésirables pouvait lui valoir des remontrances. "Il y avait des médecins sentinelles payés par l'industrie pour nous fliquer. Ils nous enregistraient ou prenaient des notes et transmettaient au laboratoire... J'ai compris qu'on peut être médecin et sans foi ni loi."
Pour tenir le discours adéquat, Florence Amrouche suivait des formations poussées dispensées par un service marketing auquel nombre de médecins et pharmaciens venaient prêter main-forte. "Nous apprenions des techniques qui relevaient presque de la manipulation. Argumenter en fonction du profil psychologique du médecin. Répéter des dizaines de fois le nom du médicament. Faire en sorte que l'interlocuteur soit en empathie. Etablir un rapport affectif avec lui." Chaque visite était soigneusement préparée grâce à des bases de données indiquant les prescriptions de tel ou tel médecin. "Certains pharmaciens, dont on sait qu'ils servent les patientèles de trois ou quatre généralistes, acceptent de fournir les informations sur ce qu'ils vendent en échange de réductions diverses."
A cette époque, le coffre de voiture de Florence Amrouche débordait de foulards Hermès. "Venez choisir... Et pour madame, aussi." La visiteuse conviait aussi à de pseudo-congrès dans des hôtels de luxe, partout dans le monde. Finançait la moindre association de médecins. La loi de 2002 a calmé le jeu. Quoique... "Les frais de repas étaient plafonnés, mais nous nous débrouillions pour inventer une location de rétroprojecteur dans la salle de restaurant, par exemple, ce qui justifiait la note." Et, avec la politique de substitution par les génériques, les pharmaciens se sont vu proposer des enveloppes de 3 000 euros pour continuer à vendre le princeps. "Moi qui viens d'un milieu modeste, j'en étais malade."
Jessica Guibert, 25 ans, étudiante en 8e année de médecine:
"Il y a une telle culture de la soumission à la hiérarchie chez les étudiants en médecine..."
Dès ses premières années d'études à Paris-V, Jessica Guibert s'est étonnée que les manuels recommandés soient édités avec le soutien financier des laboratoires pharmaceutiques, qu'ils incluent des publicités et citent directement le nom des médicaments plutôt que ceux des molécules. Elle s'est interrogée sur l'enthousiasme de certains de ses professeurs, qui menaient des recherches en lien avec les laboratoires, à décrire l'efficacité de certaines nouvelles molécules. Et que dire des "soirées et week-ends des associations étudiantes, en partie financés par les laboratoires, des concours blancs organisés par Sanofi" ?
Puis est venu le temps des stages à l'hôpital. Des déjeuners de "staff", ces réunions de services dont il est impensable de se dispenser et dont les laboratoires fournissent le repas. Des présentations de nouveautés par les visiteurs médicaux, encore une fois autour de quelques victuailles."Présentations non obligatoires mais fortement conseillées par le chef de service qui s'est engagé à ce qu'il y ait du monde." Elle est externe, son stage doit être validé par le chef de service. Comment refuser d'y assister ?"Il y a une telle culture de la soumission à la hiérarchie chez les étudiants en médecine... Et ces pratiques relèvent de la normalité à l'hôpital, personne ne les trouve choquantes, personne ne s'y oppose. On passerait pour un hurluberlu !"
Ce n'est qu'en 6e année d'études qu'elle a le courage de fuir les présentations et d'apporter son sandwich aux réunions de staffs. Elle vient de découvrir le Formindep et l'existence d'autres "rebelles". Mais en stage chez un médecin généraliste, elle ne peut se défausser lorsqu'arrive la visiteuse médicale. Une expérience édifiante, à ses yeux : "Ils se connaissent depuis 20 ans, ils entretiennent des rapports d'amitié. La bise, le tutoiement, des nouvelles de la femme, des enfants... Alors quand la visiteuse dit qu'elle a un creux au niveau de ses résultats, qu'elle a besoin d'un coup de pouce, le médecin répond qu'il y pensera..." Avant de filer avec la visiteuse, et deux confrères appréciés, dans un très bon restaurant.
"J'ai interpelé le département de médecine générale de la fac de médecine de Grenoble, où j'étudie, sur l'opportunité de notre présence lors de ces visites médicales, parce que je sais qu'inconsciemment, on peut se laisser influencer. Mais personne n'était prêt à agir." Parmi les étudiants qui l'entourent, une petite minorité se pose les mêmes questions. Un progrès, à l'en croire. Il n'y a pas si longtemps, elle n'aurait trouvé personne à qui parler.
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