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dimanche 21 avril 2013

Médecine : ceux qui disent non aux labos

LE MONDE SCIENCE ET TECHNO | 

| Nini la caille

Ils sont environ 200 résistants. Deux cents médecins qui militent au grand jour contre l'emprise de l'industrie pharmaceutique sur le système de santé français, parce qu'ils la trouvent aussi dangereuse que coûteuse. Leur collectif, le Formindep ("pour une formation et une information médicales indépendantes"), est méconnu du grand public. Pourtant, depuis quelques années et l'affaire du Mediator, ses combats trouvent un écho croissant dans le monde médical et commencent à porter leurs fruits, jusqu'à modifier les pratiques des plus hautes autorités sanitaires.

A l'origine de ce mouvement de fronde contre la "marchandisation de la santé", un généraliste quinquagénaire et barbu de Nevers, Philippe Foucras, qui, goguenard, accueille le visiteur d'un : "Comme les labos ne m'invitent pas, je ne connais pas beaucoup de restaurants en ville..." Cet ancien permanent d'ATD-Quart monde, passé par les bidonvilles du Guatemala puis par les quartiers déshérités du nord de la France, ouvre en 1994 son cabinet à Roubaix. Le premier jour, il reçoit un patient et quatre visiteurs médicaux, ces "représentants de commerce" des laboratoires pharmaceutiques. Suivent d'autres étonnements. Les incessantes invitations au restaurant lancées par les laboratoires. Ses confrères qui partent au ski en famille, tous frais payés par un fabricant de vaccins antigrippe. "Je sortais de six années au milieu de la misère et je découvrais cela..."
Le discours des visiteurs médicaux lui devient insupportable, bien trop en décalage avec ce qu'il lit des médicaments dans la revue médicale indépendante Prescrire. Il leur ferme sa porte. "Vous allez vous couper du milieu médical", le menacent-ils. A raison. Après avoir réclamé une séance de lecture critique de l'information médicale, le voilà exclu du club local de formation. Il se met à écrire dans Prescrire. En 2004, lorsque sont instaurés des conseils nationaux chargés d'organiser la formation médicale continue, il réclame que les responsables déclarent les liens d'intérêts qu'ils ont tissés avec l'industrie pharmaceutique. "La notion est alors assez peu connue mais utilisée, depuis les années 1990, dans la littérature anglo-saxonne, rappelle-t-il. Les influences des liens d'intérêts sur les études scientifiques et sur les prescriptions y étaient étudiées. En France, les médecins se croient à l'abri des influences, magiquement protégés par le serment d'Hippocrate..."
RISQUE SANITAIRE
En mars 2004, il lance l'Appel du Formindep avec une poignée de confrères généralistes taraudés par les mêmes questions. Appel qui se mue en association en 2005. "Ces histoires d'indépendance ne sont pas idéologiques. Il y a des répercussions sur la qualité des soins, pose le président actuel du Formindep, Philippe Masquelier, qui faisait partie des fondateurs. Le manque d'indépendance est un risque sanitaire." Des influences qui poussent à prescrire Mediator, Vioxx ou pilules de 3e et 4egénération... Qui ont un coût, aussi, selon lui. "Les médicaments anti-Alzheimer, dont toute personne scientifiquement honnête doit reconnaître qu'ils sont très peu utiles, ont coûté 300 millions d'euros à l'Assurance-maladie en 2011. Soit 10 000 postes d'aides-soignants pour l'année. Un temps plein par maison de retraite. La marchandisation de la santé détourne des moyens du juste soin."
Rencontrer quelques-uns des 200 adhérents du Formindep, entendre le récit de leur cheminement vers l'indépendance offre, en filigrane, une description édifiante du milieu médical français. Il faut écouter, par exemple, Jean-Sébastien Borde, néphrologue au centre hospitalier de Saintes (Charente-Maritime) et "leader d'opinion régional" durant dix ans : "Les laboratoires m'avaient identifié pour relayer leur marketing. C'étaient des cadeaux, des congrès internationaux tous frais payés. Je pouvais partir une semaine aux Etats-Unis sans Carte bleue, et sans même avoir à intervenir dans un congrès. C'étaient encore des rémunérations pour des prestations dans des symposiums ou des études de phase 4, avec en prime le prestige d'avoir été choisi."
Une même semaine, il est convié à un symposium à l'hôtel Hyatt de Prague, se voit offrir 400 euros pour le simple plaisir de déjeuner dans un grand restaurant de La Rochelle avec quelques confrères, ainsi qu'un repas de service avec toute son équipe. "Est-ce l'accumulation ? J'ai eu une prise de conscience brutale. Qu'est-ce que je faisais à me prostituer depuis des années ? J'ai ressenti un grand malaise. Il est extrêmement douloureux de se rendre compte qu'on est manipulé." Il surfe sur le Net, découvre le Formindep, d'autres médecins qui prennent leurs distances par rapport à l'industrie pharmaceutique, un forum de discussion de haute volée, un soutien scientifique et moral. Il n'est plus seul !
Du jour au lendemain, il renonce à la visite médicale, aux cadeaux, aux études, exige de payer son repas dans les sessions de formation continue, ne fréquente plus les congrès, privilégiant d'autres moyens de formation - revues indépendantes, sites scientifiques américains... "Mes revenus ont chuté mais j'ai gagné en estime de moi." Le docteur Borde tente désormais d'éveiller ses collègues à la question de l'indépendance. "Mon attitude génère du respect mais surtout beaucoup d'incompréhension. Je remets en cause leurs certitudes. Ils ne peuvent pas concevoir d'être influencés. Mais si les labos continuent, c'est bien que cela marche !"
INFILTRATION TOUTE LA CHAÎNE
Pharmacienne hospitalière dans le Jura, Christel Chalmendrier s'est, elle aussi, rebellée. Après avoir travaillé dix-huit mois comme évaluatrice à l'Afssaps (aujourd'hui Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé, ANSM), et après avoir participé aux soirées et week-ends Relais & Châteaux de " rapprochement avec l'industrie", elle réalise qu'elle a "infiltré toute la chaîne du médicament, des essais aux agences de santé en passant par les prescripteurs, les pharmaciens, les associations de patients". A l'hôpital, Mme Chalmendrier refuse visites médicales et invitations, tente de sensibiliser les internes en rédigeant un bulletin trimestriel sur "tout ce que ne disent pas les visiteurs médicaux"."La toxicité hépatique de leur nouvel antidépresseur magique, par exemple..."
C'est sans doute parce qu'il a été cheminot dans une première vie, avant de devenir médecin à 40 ans, que son confrère, le docteur Christian Guy-Coichard, du centre antidouleur de l'hôpital Saint-Antoine (Paris), a trouvé "hallucinantes" l'absence d'esprit critique de ses confrères et l'omniprésence des visiteurs médicaux, "qui vous valorisent mais auxquels il faut vite rendre des comptes". Il y a deux ans, c'est le déclic, lors du congrès d'une société savante. "Les deux tiers des intervenants ne déclaraient aucun lien d'intérêts, alors que je savais qu'ils travaillaient pour des laboratoires et qu'en plus ils étaient invités au congrès par ces mêmes labos !" Désormais, le docteur Guy-Coichard se bat pour que des formations aient lieu à l'hôpital en se passant de l'industrie.
"Je suis l'emmerdeur, car les labos financent largement le service et proposent à la pharmacie centrale des médicaments à prix cassés. Des médicaments qui seront sur les ordonnances de sortie que les généralistes n'oseront pas changer", dit-il. Emmerdeurs, jusqu'au-boutistes, ayatollahs anti-industrie... Les adhérents du Formindep (des généralistes pour la plupart, mais aussi quelques spécialistes, pharmaciens et usagers du système de soins) se font mal voir de leurs collègues pour lesquels les laboratoires demeurent des partenaires incontournables. Ils doivent renoncer à faire carrière dans l'enseignement universitaire, où l'industrie recrute ses "leaders d'opinion". Leur vie de médecin, aussi, se complique. Simple détail : il est impossible de trouver un carnet de suivi de patients sous anticoagulants qui ne soit financé par l'industrie. Il faut le fabriquer.
LIBÉRER DU JOUG DE L'INDUSTRIE
Plus fondamentalement, toute leur pratique médicale s'en trouve chamboulée. "Vous descendez de votre piédestal et menez d'épuisants combats au quotidien", soupire Philippe Masquelier. Un médecin à l'abri des influences prescrit moins et gagne moins. Ses consultations durent plus longtemps. Inlassablement, il lui faut expliquer pourquoi il ne cède pas aux sirènes marketing de telle molécule pseudorévolutionnaire, préférant telle autre bien plus ancienne mais tout aussi efficace, moins onéreuse et surtout moins risquée. Pourquoi il ose "déprescrire" certaines prescriptions du spécialiste de l'hôpital en blouse blanche qui a pourtant l'air d'en savoir tellement plus que le généraliste de quartier. Quitte à perdre certains patients, que tout cela déroute et inquiète.
Bien au-delà de leur propre pratique, c'est le système de soins dans son ensemble que les "formindepiens", comme ils se nomment, espèrent améliorer en le "libérant du joug de l'industrie". Cela commence, en mars 2007, par le dépôt d'un recours au Conseil d'Etat pour défaut de publication du décret d'application d'un article de la loi Kouchner de mars 2002 qui oblige les médecins s'exprimant publiquement sur un médicament à déclarer leurs liens d'intérêts. Première victoire. Trois semaines après ce recours, le décret, attendu depuis cinq ans, est publié.
Un an plus tard, opération de testing : l'association observe durant un mois les prises de parole sur le médicament de cent professionnels de santé. Aucun n'applique la loi. Interpellé sur neuf cas précis, le Conseil national de l'ordre des médecins se garde de sanctionner. "Mais cela a fait du bruit, des progrès ont suivi, rappelle Philippe Foucras, avec des déclarations d'intérêts dans les colloques, dans la presse écrite. Pas dans les médias audiovisuels, en revanche. A l'émission "Le téléphone sonne" de France Inter, un présentateur a demandé ces informations à un tabacologue. Il lui a répondu "Puisque c'est comme ça, je m'en vais !", en bafouant la loi républicaine."
RESPECT DE L'INDÉPENDANCE
En 2009, autre requête devant le Conseil d'Etat. Cette fois, c'est l'autorité sanitaire suprême qui est visée. Certaines recommandations de la Haute Autorité de santé (HAS) auraient été rédigées par des experts ayant des liens d'intérêts avec les laboratoires dont ils ont évalué les produits. Seconde victoire : la recommandation sur le traitement du diabète est abrogée pour défaut de transparence. Celle sur l'Alzheimer ainsi que six autres susceptibles d'être attaquées sont d'emblée retirées par la HAS. Qui se sent alors obligée de "revoir ses pratiques pour veiller avec une rigueur encore plus grande au respect de l'indépendance", comme en témoigne son président, Jean-Luc Harrousseau. Ce dernier avertit, cependant : "Nous faisons de gros efforts, mais il ne faudrait pas tomber dans le dogmatisme. Pour certaines pathologies peu courantes, il nous est très difficile de trouver des experts qui connaissent vraiment le sujet et n'ont pas de liens d'intérêts."
"Ils ont eu tant de mal à trouver des experts indépendants que la nouvelle recommandation sur le diabète a mis quatre ans à sortir", sourit-on au Formindep. Avant de reconnaître que, là aussi, les lignes bougent. La HAS ne vient-elle pas de mettre en ligne la traduction française d'un manuel,Comprendre la promotion pharmaceutique et y répondre, destiné aux étudiants en médecine ? Actuellement, c'est un décret d'application de la loi de 2011 sur la sécurité sanitaire du médicament, censée obliger les industriels à déclarer les avantages de toutes sortes fournis aux médecins, qui soucie les militants. Le texte sera-t-il vidé de sa substance sous la pression des industriels ? "Il faut que les déclarations de dons soient accessibles par tout citoyen sur un site unique, au nom du médecin", selon Philippe Masquelier, qui, en compagnie des représentants de Prescrire, a quitté la dernière réunion au ministère de la santé, insatisfait de la tournure que prenait le décret, dont la publication est imminente. "On fera le testing de la loi lorsqu'elle sera sortie, de toute façon."
Le Formindep, la revue Prescrire sont des voix qui commencent à porter, dans une période où les scandales sanitaires se succèdent (Mediator, pilule, médicaments anti-Alzheimer, anticholestérol...), éclairant à chaque fois le pouvoir d'influence des médecins leaders d'opinion liés aux laboratoires. Lors de la dernière réunion du Formindep, des étudiants en médecine sont venus, en nombre, avec un regard critique sur les cours qui leur sont dispensés. Signe d'espoir pour les anciens du collectif, dont le syndicat de généralistes MG France estime qu'il fait "oeuvre utile""Pour nous, reconnaît Claude Leicher, son président, il était inimaginable que la HAS, la plus haute autorité sanitaire, puisse émettre des recommandations qui ne soient pas guidées par le seul intérêt de la population..."
Les chefs de services hospitalo-universitaires ou l'Ordre des médecins (qui n'a "rien à dire du Formindep") apprécient moins. A la Confédération des syndicats médicaux français, premier syndicat de médecins libéraux, Michel Chassang se dit bien évidemment favorable à ce combat d'indépendance vis-à-vis de l'industrie. "Mais alors il faut un financement public de la formation des médecins. Il faut aussi faire attention à ne pas tomber dans l'excès. Il y a eu des abus incontestables, mais, hors hôpital, il n'y a plus désormais de liens entre médecins et industrie. Les choses sont nettoyées." Les 200 adhérents du Formindep, eux, se trouvent fort peu nombreux pour tout le ménage qu'il reste à faire.


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