Hichem, "minot" assassiné que je n'ai pas oublié
LE MONDE |
Professeur dans un collège du 13e arrondissement de Marseille pendant neuf ans, j'ai croisé le chemin de centaines de "minots" des quartiers Nord. Deux d'entre eux viennent de tomber sous les balles de ces règlements de comptes qui font la "une" des journaux, entre deux résultats sportifs et la dernière "petite phrase" du microcosme politique.
L'un s'appelait Hichem Agaba, il est mort dans une fusillade le 13 mars au beau milieu de la matinée. Il a été mon élève trois années durant. J'ai connu ses attentes, ses rires, ses colères, ses difficultés et ses espoirs. Un enfant comme les autres après tout, ou presque. A ceci près que son horizon était bouché par les barres de béton géantes qui repoussaient le ciel un peu trop haut, un peu trop loin.
A ceci près que, pour lui comme pour tous les enfants de ces quartiers de relégation, l'enfance est loin d'être toujours un jeu, entre le retrait progressif des services publics, le grignotage des solidarités par la montée du chômage et de l'insécurité sociale.
Derrière ces phrases toutes faites, des réalités toutes pleines : 60 % d'enfants qui ont au moins un parent au chômage, celui-ci touchant dans certains quartiers 70 % des moins de 25 ans ; l'ascenseur d'un immeuble de 17 étages qui reste dix ans en panne : pensez aux courses qu'il faut remonter, le petit dernier dans les bras, et le souffle vous manque.
Pensez encore à ces ordures qu'on préfère jeter par la fenêtre et qu'aucun service municipal ne vient enlever, et le souffle vous manque encore. Les habitants qui se battent contre les rats dans leur appartement attendent avec anxiété leur facture d'électricité démesurée puisqu'on a fait le choix du tout-électrique quand les prix ne cessaient de flamber.
L'entrée des élèves d'un collège dans le virage d'une rue très passante reste sans signalisation ni sécurisation particulière malgré les demandes répétées pour la mise en place d'un ralentisseur. Je pense à toi, Aïda, morte à 13 ans de ne pas aller à l'école dans un quartier où la police municipale fait traverser les enfants.
LA CHASSE AUX PAUVRES
A quoi s'ajoute la chasse aux pauvres menée au centre-ville sous couvert de plans de rénovation qui fait des quartiers Nord le réceptacle de toutes les misères et de tous les exils. Mais aussi un lieu savamment isolé du reste de la cité à la nuit tombée, puisque les transports urbains y cessent de circuler dès 21 heures.
Devant ce tableau loin d'être exhaustif, devant les CV retournés, les demandes de stage refusées, les années de collège ratées qui mènent parfois à la déscolarisation, comment s'étonner des séductions de l'économie parallèle ? Et voilà des enfants, dès la sixième, capables de mettre un peu de beurre dans les épinards familiaux en endossant le rôle de "guetteur". Quelle honte ! Quel scandale : ils n'ont pas de morale ces gens-là !
Depuis les années 1980, on vit dans une société qui matraque à l'envi qu'il n'y a que l'argent et la réussite individuelle qui font la valeur d'un homme. Même les programmes de divertissement télévisés ne sont que des variations sur le thème de l'élimination de l'autre, du triomphe personnel. Seulement là où les duretés des conditions de vie font prendre un tour radical à cette vision partagée par tous, il y aurait horreur, manquement à la dignité humaine.
Face à la destruction des espoirs collectifs, des solidarités populaires et ouvrières, les héros ne peuvent plus promettre des lendemains qui chantent pour tous. Seulement un "ici, tout de suite" puisqu'en fin de compte, devant, derrière, où que je regarde, il n'y a plus que moi. Alors plutôt Tony Montana, le héros de Scarface, que Che Guevara, quoi d'étonnant à cela ? Ici comme ailleurs, le petit atome libéral tente de frayer sa propre voie, mais là, le problème est qu'on ne voit que ça.
Dire que la misère engendre la violence serait faire fi de tous ces êtres qui y vivent dans le silence et le respect des règles communes. C'est en tout cas ce que l'on parvient à distinguer du discours tenu par les habitants desdites banlieues dans le vacarme des spécialistes de tout acabit, et autres experts, notamment de la sécurité, devenus nos nouveaux sociologues. Comme si la seule parole audible ne pouvait être que défensive, tentative désespérée de répondre au stigmate. L'injustice sociale qui y règne en maître est-elle plus tolérable quand elle est subie dans le silence des questions qu'on ne pose pas que quand elle accouche d'émeutes ou d'apprentis grands bandits ?
Quand l'explosion de colère est collective, radicale, peut-être désordonnée mais qu'elle demande des comptes comme lors de l'embrasement de 2005, on lui dénie toute pensée, toute portée politique. On la réduit à un phénomène violent qui essentialise ses acteurs en délinquants et les prive de toute parole.
Quand il n'y a plus forcément colère mais recherche effrénée de réussite, fût-elle illégale, c'est toujours la même figure du délinquant qui est convoquée : un délinquant par nature. Représentation néocolonialiste de l'autre, celui qui ne sait pas s'intégrer.
Ennemi par essence, délinquant ou terroriste potentiel, dépossédé de toute image valorisante ou de modèle édifiant, il peut parfois devenir légitime qu'un "jeune" cherche à arracher un peu de pouvoir par la foi radicalisée en une religion condamnée d'avance, diabolisée dans la théorie du "choc des civilisations". Puisqu'elle fait peur en soi, autant en faire une arme pour soi.
Les trafiquants au petit pied ont bien intégré, eux aussi, la loi du marché et la rudesse de sa concurrence, mais eux se trouvent du côté où c'est illégal, et donc illégitime. Les conséquences de leur course au profit peuvent leur être directement imputées, ils sont visibles et repérables par ceux dont ils perturbent l'existence et avec qui ils partagent pourtant le plus souvent un quotidien de galère. Quand un grand groupe qui fait des bénéfices licencie et brise des vies, c'est sans bruit et on ne sait même plus contre qui tourner sa colère.
Ces territoires retranchés de l'espace commun, ces lieux mis au ban (banlieues) ne sont-ils pas aujourd'hui principalement envisagés sous l'angle de l'origine, étrangère, de ceux qui les habitent majoritairement ? Comment ne pas éprouver un malaise devant la dernière opération en date du gouvernement qui vise à remettre de l'ordre dans les cités de Marseille et qui prend pour nom "plan de reconquête des banlieues" ? Encore une preuve que le conflit est appréhendé à travers le point de vue territorial, et non social.
A partir de toutes ces limitations de perspective, de tous ces prismes déformants, comment dire la complexité d'une vie qui s'achève un jour de mars sur l'asphalte ?
Tes talents, Hichem, ton intelligence, ta vivacité, ton esprit de repartie et ton humour, j'ai eu la chance de les entendre et ils emplissent d'un bruit assourdissant le silence qui est fait sur ce qu'a été ta réalité, et que j'ignore en grande partie. Ce bruit assourdissant est celui de l'exigence, non pas de la "reconquête", mais du combat pour plus de justice.
Pour tous.
Marion Millo (Professeur de français, aujourd'hui enseignant dans les Côtes-d'Armor)
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