Folles d'écrire : les femmes remarquables de Lydie Salvayre et d'Audrey Fella
LE MONDE DES LIVRES 18.04.2013Propos recueillis par Julie Clarini
Virginia Woolf et Marina Tsvetaeva : les deux écrivains se retrouvent parmi les 7 femmes (Perrin) dont Lydie Salvayre dresse le portrait et dans les entrées du dictionnaire Les Femmes mystiques (Robert Laffont) qu'a dirigé Audrey Fella. Pour Woolf (1882-1941) et Tsvetaeva (1892-1941), écrire et vivre ne faisaient qu'un. D'où l'intérêt de se pencher sur leur vie. D'où, aussi, l'envie de les confronter à d'autres expériences de ravissement, d'aspiration à l'absolu, qui se font dans et par l'écriture : celles des mystiques...
On est frappé par les termes que vous employez pour qualifier ces "7 femmes". Voici l'incipit de votre livre : "Sept folles. Pour qui vivre ne suffit pas", des "allumées", des "insensées", ajoutez-vous.
Lydie Salvayre. "Folles" n'est pas ici, bien sûr, une catégorie psychiatrique. Ce sont avant tout des femmes que j'admire, l'admiration étant selon moi la meilleure voie d'accès aux oeuvres des autres, quand elle n'est pas aveuglement béat. Il suffit de lire les lettres de Marina Tsvetaeva et Boris Pasternak pour constater combien l'admiration qu'ils se portent fait de l'un le meilleur, le plus sensible lecteur de l'autre. Que dire d'autre ? Que ce qui est beau chez chacune de ces femmes, c'est qu'elles écrivent à partir de leur expérience ; pour elles, pas d'écriture qui ne comporte une expérience de la vie. Marina Tsvetaeva, la plus extrême, dit qu'il ne s'agit pas pour elle de vivre et d'écrire, mais de "vivrécrire". Sylvia Plath (1932-1963) va jusqu'à faire entrer les considérations les plus triviales à l'intérieur d'un vers sublime, pour que cette expérience du quotidien ne soit pas regardée comme méprisable. Et puis ce sont des passionnées. Et là on rejoint peut-être la mystique, elles vivent l'écriture comme une "passion". Pensez à Tsvetaeva : elle dit qu'elle brûle, qu'elle est un incendie, toujours dans la démesure, toujours dans l'excès : trop est ma mesure, dit-elle. Quant à cette Emily Brontë qui vit paumée dans un village du Yorkshire, elle va affirmer, bien avant Freud, qu'il y a une part obscure dans l'homme, une fureur, une violence fondamentale qui peut conduire aux pires désastres mais qui a ce pouvoir d'amener les hommes à une présence au monde plus vivante et intense.
Vous avez fait entrer dans votre dictionnaire des "Femmes mystiques" des artistes et des écrivains, dont Virginia Woolf et Marina Tsvetaeva. Pourquoi ont-elles leur place ici ?
Audrey Fella. Il n'est pas question de dire que Virginia Woolf ou Marina Tsvetaeva sont des femmes mystiques comme le sont Thérèse d'Avila ou Hildegarde de Bingen, qui étaient d'une autre époque et appartenaient à des ordres religieux. Mon propos serait plutôt de réinterroger ce qu'est une expérience mystique. Lydie Salvayre dit que les femmes écrivains qui l'ont intéressée écrivent à partir d'une expérience. On retrouve la même idée chez les mystiques : elles écrivent pour témoigner d'une expérience, une saisie intérieure du Tout Autre qui les a transformées – le Tout Autre, Dieu ou l'absolu, selon que cela se passe dans une religion ou en dehors. A partir du XIIe siècle, elles ont été encouragées à le faire. Leurs écrits nous permettent ainsi de parler de mystique.
En introduisant Virginia Woolf dans le dictionnaire, mon but était de réinterroger et de redéfinir la mystique aujourd'hui. C'est pourquoi j'ai introduit des femmes sujettes à des expériences spontanées, issues de la "mystique sauvage" de Michel Hulin. Or Woolf, quand elle évoque son va-et-vient entre bien-être et mal-être ou quand elle parle, dans son Journal,de l'expérience de la Réalité qu'elle fait dans un couvent de religieuses, nous tend des pistes. On peut se demander si elle n'a pas vécu une expérience de la présence à soi, soit un état d'éveil qu'ont partagé d'autres femmes mystiques.
L. S. Mais ne trouvez-vous pas que c'est abusif, que c'est un forçage du sens de faire entrer Tsvetaeva et Woolf parmi les mystiques ? Et qui peut aggraver cet ordre de la promiscuité dont parle Annie Le Brun, qui consiste à mettre ensemble les choses les plus disparates qui perdent tout leur sens d'être ainsi amalgamées ? Est-ce que ce n'est pas le risque de ce dictionnaire en particulier, et peut-être du dictionnaire en général ? Faut-il considérer comme mystique toute aspiration à la verticalité, tout désir d'absolu, tout besoin d'envol ?
A. F. La mystique est un mode de connaissance de Dieu ou de l'absolu, capable de transfigurer le monde. En même temps, c'est très compliqué de parler de ce qui échappe à toute définition, de ce qui est de l'ordre de la vie, de l'absolu. Car dès que l'on met des mots, on revient à la dualité, et donc à des catégorisations. Les femmes mystiques, qui ont écrit, ont elles-mêmes eu recours à la poésie parce que le langage commun ne suffisait pas à traduire ce qu'elles vivaient. Tsvetaeva ou Woolf ont en commun d'avoir voulu traduire un rythme intérieur, proche du rythme dont vous parlez si bien dans votre livre.
L. S. Mais est-ce qu'on ne peut pas le dire de toute la poésie ? Ce qui me gêne, c'est de voir ces femmes qui se sont tant battues pour dire leur refus de toute catégorisation, quelle qu'elle soit, être mise dans une catégorie... Tsvetaeva ne cesse de dire qu'elle est une exilée, qu'elle est éloignée de tout esprit d'appartenance, de tout esprit de cercle, ce qu'elle paiera d'ailleurs très cher. "Je ne suis ni nôtre ni vôtre", dit-elle, quand Thérèse d'Avila écrit dans un poème : "Je suis vôtre, je suis vôtre, je suis vôtre."Tsvetaeva dit que, dans ce monde chrétien, les poètes sont des juifs.
A. F. En disant "mystiques", je ne dis pas quelque chose de très différent de vous quand vous dites "folles" : j'y vois une liberté par rapport à une codification sociale. L'expérience mystique n'est-elle pas tout simplement une expérience du réel, une présence à soi, un rapport profond à la vie ? N'est-ce pas ce qu'on oublie aujourd'hui et que ces femmes font vibrer ? Ce qui ne veut pas dire que ces femmes sont des mystiques. Mais leurs écrits, qui traduisent des états de conscience, doivent nous interroger.
L. S. L'historien Michel de Certeau donne une très belle définition du mystique : "Est mystique celui ou celle qui ne peut s'arrêter de marcher et qui, avec la certitude de ce qui lui manque, sait de chaque lieu et de chaque objet que ce n'est pas ça, qu'on ne peut résider ici ni se contenter de cela." Je dis dans ma préface qu'à ces femmes écrivains quelque chose manque, et que vivre ne leur suffit pas. Mais elles ne sont pas pour autant dans un rapport d'union avec le divin qui les comble. Leur aspiration à l'infini se heurte au fini du monde et fusionner est toujours vécu comme un déchirement.
La question du déchirement et de la jouissance n'est-elle pas centrale ?
A. F. Lacan parle de "jouissance au-delà". Chez certaines femmes mystiques, il y a quelque chose de cet ordre-là, une jouissance d'être. Woolf parfois parle de ces moments où elle est réconciliée avec elle-même : n'est-ce pas un état proche ? Tsvetaeva, qui a traversé des événements chaotiques, qui a brûlé d'un feu extraordinaire, est portée par l'amour. Elle me fait penser à Hadewijch d'Anvers, qui, au XIIIe siècle, a témoigné de son amour pour Dieu dans des poèmes d'un érotisme troublant. Ou à Thérèse d'Avila, quand elle raconte ses extases. Ces femmes écrivains connaissent aussi ces états de rupture et ces moments de réconciliation.
L. S. Il est vrai que Woolf et Plath disent que, parfois, leur écriture coule, qu'elle court, qu'elle galope. C'est divin, disent-elles. Elles se sentent puissantes, heureuses. Puis soudain le sentiment du néant, les mots qui tombent dans le vide. Chacune tente, en tout cas, de transfigurer la douleur en écriture. Je ne sais qui a dit de Plath qu'elle avait fait d'une douleur à l'état pur une poésie à l'état pur. Tsvetaeva, au contraire, ne peut écrire que dans l'amour. L'amour la met dans un état d'exaltation qui la fait chanter, dit-elle : "Il a posé la main sur mon âme." Voilà, pour le coup, un vers qu'on pourrait trouver dans un écrit mystique.
7 femmes, de Lydie Salvayre, Perrin, 230 p., 18 €.
Les Femmes mystiques, sous la direction d'Audray Fella, Robert Laffont, « Bouquins », 1092 p., 32 €.
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