Faims de siècles
Comment le SDF a succédé au bon vieil indigent
Déjà auteur de deux livres sur la pauvreté, au XIXe, puis au XXe siècle, André Gueslin a voulu inscrire ici son propos dans la plus longue durée, afin d’«analyser le passage entre le vagabond de l’ancienne France et le monde très contemporain des sans-abri». S’il se révèle un peu abrupt par endroits, le livre vaut pour la masse d’informations réunies. Tout commence vers le milieu du Moyen Age, lorsque la figure jusque-là sanctifiée de l’indigent s’estompe au profit d’images nettement moins favorables : «mauvais pauvres», gueux, errants. L’histoire des vagabonds devient alors celle d’une longue stigmatisation. Deux grandes mutations sont cependant sensibles. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, la «masse vagabonde» se compose surtout d’hommes que les migrations du travail contraignent à prendre la route ; elle est de nos jours formée par ceux qui ont perdu leur emploi, rejoints sur leurs marges par des jeunes en rupture et des demandeurs d’asile. Au chemineau des campagnes, porteur de la besace et du bâton, a ainsi succédé le clochard ou le sans-abri, produits de la société urbaine.
Mais les similitudes l’emportent. On reste face à un monde majoritairement masculin : des hommes jeunes, vulnérables, sujets à toutes les pathologies de l’errance, portant sur le corps tous les stigmates de l’exclusion. C’est la longue cohorte des estropiés, des invalides, des alcooliques, que guette la maladie, physique ou mentale. Aujourd’hui comme hier, la disqualification s’attache à leurs pas. Si quelques poètes ou romanciers ont célébré la liberté du gueux, c’est le rejet qui domine, teinté ou non de compassion. Aux yeux de beaucoup, le vagabond demeure un inutile, un surnuméraire,«une nullité sociale», comme l’écrit en 1901 le docteur Panier. Ce qui explique pourquoi la répression s’est longtemps abattue sur eux : l’Ancien Régime les enferme ou les envoie aux galères. Le code pénal de 1810 criminalise leur conduite et les entasse dans les dépôts de mendicité. Vers 1890, on arrête ainsi près de 20 000 vagabonds par an.
Le XXe siècle change pour partie la donne. L’essor de la protection sociale puis l’avènement, à compter de 1950, d’une société d’abondance tarissent le monde de l’errance. La répression s’atténue : en 1935, on dépénalise le vagabondage des mineurs et, en 1994, celui des adultes. Mais tout reste très dépendant des contextes. La crise économique contemporaine et son chômage de longue durée ont jeté dans la rue des contingents croissants de nouveaux pauvres : entre 400 000 et 600 000 au début des années 2000. La répression a donc repris ses droits : arrêtés antimendicité, loi de 2003 contre la«mendicité agressive», sans parler de la raréfaction des bancs dans les villes ou des «caveaux à décomposition rapide», qui garantissent aux cimetières la disparition, en moins de cinq ans, des cadavres indésirables.
André Gueslin D’ailleurs et de nulle part. Mendiants, vagabonds, clochards, SDF en France depuis le Moyen AgeFayard
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