La terrible gentillesse des médecins français
LE MONDE SCIENCE ET TECHNO |
Si vous êtes hollandais et que vous vous rendiez chez un praticien néerlandais, en fin de consultation, vous avez six chances sur dix de repartir sans ordonnance, alors que si la même scène se déroule en France vous n'aurez que 0,25 chance sur dix de ne pas recevoir le précieux parchemin... Cherchez l'erreur ! Le résultat de cette incroyable différence culturelle est qu'aux Pays-Bas on consomme six fois moins de médicaments qu'en France.
Pendant des décennies, notre pays a été le plus mauvais élève de la classe mondiale, caracolant en tête des plus gros consommateurs de médicaments, notamment de tranquillisants et de somnifères, mais aussi antibiotiques ou antalgiques.
En 2009, les Français consommaient deux fois plus de tranquillisants que les Espagnols, cinq fois plus que les Allemands, huit fois plus que les Anglais ! Nous avalions alors deux fois plus de somnifères que les Allemands ou les Italiens. Notre pays semble devenu un peu plus raisonnable et se situe aujourd'hui dans la moyenne des pays européens. Néanmoins, nous restons parmi les trois plus forts dévoreurs d'anxiolytiques et d'antibiotiques.
Les coûts directs et surtout indirects humains et financiers sont colossaux, si l'on songe au nombre d'accidents de voiture, d'hospitalisations et de décès liés aux erreurs médicales et autres interactions médicamenteuses non contrôlées. Près de 13 000 hospitalisations par an sont dues aux effets indésirables médicamenteux dont une bonne part liée à ces fameuses interactions. L'Inserm évalue à 10 000 décès par an (estimation basse) les conséquences de ces "erreurs" dont un pourcentage important serait évitable.
Comment expliquer cet amour de la France pour les médicaments ? En général, la première réponse qui vient à l'esprit est : "La faute à l'industrie pharmaceutique et à son lobbying. Il suffit de voir les ravages qu'a causés l'affaire du Mediator !" J'ai travaillé aux Etats-Unis (Stanford), au Québec, un peu en Russie, j'interviens en Italie, parfois en Suisse, et je pense être assez bien placé pour dire que les méthodes commerciales dans ces pays sont comparables aux nôtres.
La deuxième réponse qui vient est : "La faute aux Français, qui sont très angoissés et très demandeurs." Là encore, l'explication ne tient pas. Les études montrent que les Français ne sont pas plus souvent anxieux, insomniaques ou infectés que les autres. Une clientèle s'éduque et, si les patients savaient qu'en cas de demande inadéquate ils se heurteraient à un refus, ils changeraient très vite de comportement. Il suffit de se rappeler avec quelle rapidité l'interdiction de fumer au restaurant a été intégrée malgré les Cassandre qui prédisaient un échec de cette mesure au pays d'Astérix.
Autre explication : la politique gouvernementale. L'explication tient un peu mieux. Du fait du tiers payant, personne ne connaît le prix des médicaments. De plus, dans la plupart des pays développés, les pharmaciens ouvrent les boîtes qu'ils reçoivent en gros et délivrent le juste compte : si c'est trois comprimés par jour pendant une semaine, ils en remettent 21, pas un de plus. En France, ils donnent deux boîtes de 20. Résultat, 19 comprimés restent sur le carreau. Les pharmaciens français se braquent quand on leur en parle, arguant du surcroît de travail... mais alors comment font leurs confrères américains ou allemands ? Il est incompréhensible que les pouvoirs publics, pourtant à l'affût d'économies, ne se montrent pas plus volontaristes en ce domaine.
Dernière explication : le comportement des médecins. Faites un test, demandez à n'importe quel patient en psychiatrie : quel est votre traitement ? Il répondra par une liste (interminable) de spécialités. Il ne lui viendra pas à l'idée d'évoquer la relaxation, la psychothérapie, l'EMDR (désensibilisation et reprogrammation par des mouvements oculaires)... pourtant largement aussi efficaces. J'ai introduit en 1984 en France le traitement de la dépression saisonnière par la lumière. Près de trente ans plus tard, cette pratique reste boudée chez nous, alors qu'elle est largement prescrite et utilisée ailleurs en Europe et qu'aucun médicament n'a d'indication officielle dans ce trouble.
Mais le gros problème de notre pays reste la "gentillesse" des médecins. Il y a quelques années, j'avais réalisé une étude avec l'accord du Conseil de l'ordre et grâce à un financement de la caisse régionale d'assurance-maladie. Deux comédiennes ont joué un scénario de demande injustifiée de tranquillisants auprès de médecins qui pensaient avoir affaire à de vraies patientes. Cent quatre-vingts consultations ont été réalisées. Zéro refus !
Pourtant, à l'analyse des cassettes enregistrées, les praticiens ont pris tout leur temps, se sont montrés compétents, mais aucun n'a eu le coeur de dire non, ni même de proposer fermement le sevrage. Aucun non plus n'a parlé de relaxation ou de thérapie cognitive et comportementale démontrées pourtant plus efficaces que les benzodiazépines. La même enquête aurait probablement donné les mêmes résultats en cas de demande d'arrêt de travail anormale. Le toubib français répugne à dire non.
Il est impératif que la formation médicale continue obligatoire soit enfin mise en place et qu'on apprenne aux médecins les techniques de gestion du refus. Il faut aussi que ces derniers comprennent qu'il existe d'autres voies que la chimie pour soigner l'anxiété ou les infections et que la gentillesse est parfois toxique - je pense à cette aide-soignante qui n'avait pas le coeur de refuser de donner de la confiture à des diabétiques "qui aiment tant le sucre".
Le jour où les médecins sauront dire non, sauront proposer autre chose que la chimie, notre pays et ses finances se porteront mieux.
Le supplément "Science & techno" publie chaque semaine une tribune libre ouverte au monde de la recherche. Si vous souhaitez soumettre un texte, prière de l'adresser à sciences@lemonde.fr
Patrick Lemoine, médecin
Psychiatre, écrivain, docteur en neurosciences, habilité à diriger la recherche (université Claude-Bernard-Lyon-I).
Ancien chercheur à l'université Stanford, ancien chercheur associé à l'université de Montréal, directeur médical international de la division psychiatrie du groupe Clinea.
Psychiatre, écrivain, docteur en neurosciences, habilité à diriger la recherche (université Claude-Bernard-Lyon-I).
Ancien chercheur à l'université Stanford, ancien chercheur associé à l'université de Montréal, directeur médical international de la division psychiatrie du groupe Clinea.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire