REVUE DE CRITIQUE COMMUNISTE
Depuis sa naissance dans la Mitteleuropa sous l’égide de Freud, la psychanalyse est un objet communément perçu comme occidental tant d’un point de vue géographique que politique et culturel. Loin de l’orthodoxie de cette discipline, l’ouvrage Psychanalyse du reste du monde. Géo-histoire d’une subversion (La Découverte, 2023) explore à rebours et hors de l’occident les nombreuses facettes que la psychanalyse a prises, la concevant à la fois comme une pensée critique et un outil d’émancipation.
Se déployant sous de multiples formes subversives, la psychanalyse est ainsi replacée au cœur de la politique mais aussi des sciences humaines et sociales et de la littérature. Aux antipodes de l’idée de la disparition de cette discipline, on découvre alors un panorama historique très vivace de la psychanalyse, faisant largement écho aux recherches postcoloniales et aux questions raciales, enrichissant ainsi les débats politiques actuels.
Dans cet entretien, Sophie Mendelshon et Livio Boni, coordinateur-trices de l’ouvrage, reviennent en détail sur les raisons qui ont motivé cette publication. Ils rendent compte de la diversité des approches à travers la trentaine de contributions qui forment le livre et invitent ainsi tout un chacun-e à se saisir de celui-ci comme autant de pistes à poursuivre intellectuellement et politiquement.
Contretemps – Pouvez-vous tout d’abord nous parler de la genèse de votre ouvrage ? Quels en sont les fils conducteurs et quels sont les liens avec le collectif de Pantin auquel vous participez ?
Sophie Mendelshon – Je voudrais situer le livre dans sa propre histoire, une histoire marginale puisque nous ne sommes pas ici au centre du champ psychanalytique mais plutôt dans ses marges. Ce livre a une double ascendance, d’abord celle dont je suis la plus proche, celle du collectif de Pantin. C’est une réflexion collective que nous avons commencé à mener il y a 6 ans autour des questions postcoloniales. D’abord à partir de ce que nous disaient les patients et patientes que nous recevons dans nos cabinets, qui sont eux-mêmes les héritiers directs ou indirects de l’histoire coloniale et postcoloniale, et qui sont travaillés par ces questions dans leurs paroles, sur le fauteuil ou sur le divan. Nous avions le souci de faire une place dans le champ psychanalytique, pas seulement à la question post-coloniale, ou à l’héritage colonial mais aussi à la question du racisme, qui dans l’espace francophone a eu très peu de poids dans la psychanalyse contrairement à la question de la classe qui avait été un enjeu de discorde dès les années 1920-1930. Le collectif de Pantin n’a donc pas produit directement ce livre puisque les contributeurs ne font pas partie du collectif, à quelques exceptions près, mais il a assurément bénéficié de l’élan que nous avons cherché à produire pour que ces questions en viennent à exister dans notre horizon clinique et théorique. L’autre ascendance de ce livre est plutôt du côté de Livio. Cela tient à son intérêt ancien pour une histoire décentrée de la psychanalyse en Inde, dans des espaces non occidentaux avec une histoire inattendue et précoce de la psychanalyse dans la zone pacifique, dans l’océan indien et à Madagascar, mais aussi au poids qu’a eu la première psychologie de la colonisation en 1950 produite par Octave Mannoni[1] qui n’était pas encore psychanalyste et sur lequel nous sommes revenus dans notre précédent livre La vie psychique du racisme[2]. Le livre est au croisement de ces deux axes. Nous avons aussi cherché à faire exister des choses que nous connaissions mal nous-mêmes en sollicitant des personnes qui n’étaient pas dans notre champ de vision jusque-là. Par exemple à Taïwan, en Afrique du Sud, dans des espaces qui ne sont pas ceux dans lesquels on attend la psychanalyse a priori et où la psychanalyse se trouve d’ailleurs modifiée et transformée par les questions, les problèmes, les situations qu’elle y rencontre.
Livio Boni – Sophie a bien retracé la double généalogie de ce livre qui a un titre ironique, qui renverse la formule nord-américaine « the west and the rest », comme si l’espace civilisationnel était l’espace de l’occident, le reste du monde étant renvoyé à une entité floue, imprécise et marginale. Le pari du livre consiste à prendre à l’envers cette perspective et à valoriser les séquences sporadiques et discontinues où la psychanalyse a été présente sur l’espace d’un siècle. Le livre commence au Mexique à la fin des années 1910 et en Inde au tout début des années 1920 et se poursuit jusqu’à l’époque contemporaine. Il couvre un siècle avec l’idée de ne pas produire une lecture déficitaire, comme c’est généralement le cas. On insiste toujours sur ce qui manquerait au monde non occidental pour pouvoir recevoir la psychanalyse, pour que la psychanalyse puisse trouver une acclimatation, alors que nous avons choisi plutôt de valoriser les séquences où elle s’est en particulier mêlée des questions de décolonisation ou de ses héritages, et dans notre livre cela concerne essentiellement les anciens espaces coloniaux.
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