par Virginie Ballet publié le 23 janvier 2024
Elles sont deux. L’une, avocate, a publié une enquête saisissante (1) pour donner la parole à des femmes ayant eu recours, comme elle, à l’avortement. L’autre, comédienne, fait résonner ces voix sur la scène du théâtre Antoine, à Paris (2). Ensemble, Sandra Vizzavona et Pascale Arbillot portent, avec Interruption, les voix des centaines de milliers de femmes qui, chaque année, ont recours à une interruption volontaire de grossesse (IVG) en France. Ces voix disent tour à tour le soulagement, la douleur, la solitude, l’impassibilité, donnant à voir un kaléidoscope des réalités de l’avortement. Toutes ensemble, elles brisent ce «putain de silence» (dixit l’autrice) qui continue d’entourer cet acte pratiqué 234 300 fois en France en 2022, selon la Direction de la recherche, des études de l’évaluation et des statistiques. L’IVG serait-elle encore taboue ? Menacée ? Alors que le projet de loi visant à l’inscrire dans la Constitution est examiné à compter de ce mercredi à l’Assemblée, Pascale Arbillot et Sandra Vizzavona pointent la nécessité de le protéger.
Ce silence autour de l’avortement, à quoi est-il dû ?
Sandra Vizzavona : On nous fait ressentir qu’on a fait une bêtise et que, si on avait été un peu plus maligne, on aurait pu ne pas tomber enceinte, ce qui entraîne une part de culpabilité et de gêne. Parler de l’avortement, c’est aussi parler de la sexualité de la femme qui n’a couché que pour son plaisir, sans vouloir d’enfant. Or, tout ce qui touche à nos corps est ultra-tabou.
Pascale Arbillot : En même temps, bizarrement, on est dans une société où l’on n’a jamais autant parlé du plaisir féminin. Mais dès que surgit la problématique de la procréation, c’est comme un retour en arrière. Ce silence est acquis pour tout le monde : entre sœurs, entre filles, dans les couples, entre parents et enfants…
S.V. : On s’auto-musèle. C’est fou le nombre de copines qui m’ont parlé d’un avortement depuis mon livre.
P.A. : N’ayant pas avorté, je me suis quand même reconnue dans certains aspects, tant cela rejoint d’autres sujets, comme le parcours gynécologique des femmes. On voit bien dans le spectacle qu’il y a tous les cas de figure sur l’attitude des médecins, parce que c’est un métier humain. On peut toujours tomber sur quelqu’un de froid, ou qui s’en fiche qu’on ait mal.
Est-ce que la parole ne s’est pas déliée depuis #MeToo ?
P.A. : Non ! La parole se libère sur le plaisir, sur la sexualité, mais une jeune fille de 18 ans qui tombe enceinte aujourd’hui et voudrait avorter, elle ne saura pas comment faire. L’accès à l’avortement, concrètement, est encore compliqué : ce n’est pas quelque chose qu’on nous enseigne comme un droit à l’école.
S.V. : Peut-être que la parole se libère collectivement : ces sujets sont sur la place publique, mais cela ne veut pas dire qu’individuellement on se sent autorisées à en parler.
Qu’est-ce que ce texte a changé pour vous ?
S.V. : Un copain qui a vu la pièce m’a dit que, depuis, à chaque fois qu’il croise une femme, il se demande si elle a avorté. Il ne pensait pas qu’il y avait autant de concernées. Il y a un propos que j’aime beaucoup, tenu par le gynécologue Philippe Faucher. Il explique qu’une femme sur trois avorte. A partir de là, il faut arrêter de considérer l’avortement comme un accident. C’est un événement, quelque chose qui arrive aux femmes, comme la grossesse, les fausses couches, la ménopause…
P.A. : J’ai appris qu’il y a le même taux d’avortement, que la loi le permette ou pas. C’est une nécessité. On parle souvent d’égalité salariale, mais il ne peut y avoir d’égalité sans droit à disposer de son corps. Et ça, c’est toi qui me l’as appris, Sandra.
Que vous inspirent les manifestations contre l’IVG, comme dimanche à Paris ?
S.V. : C’est fou de se dire qu’encore aujourd’hui, il y a des gens qui manifestent contre ça !
P.A. : Alors qu’on ne descend pas dans la rue contre le droit au logement ou le droit à l’éducation.
Ce genre de manifestations vous inquiète-t-il ?
S.V. : C’est inquiétant pour la conjoncture internationale, pour l’ambiance générale. Ces mouvements n’ont pas un pouvoir énorme, mais c’est une piqûre de rappel du fait qu’ils existent, qu’ils s’organisent. Aux Etats-Unis, le renversement de Roe v. Wade, cela faisait dix ans qu’ils le préparaient, qu’ils organisaient le changement de la Cour suprême. On sait que ce droit est fragile, qu’il sera toujours attaqué. Et même si on n’est pas en danger aujourd’hui, le jour où l’extrême droite arrivera au pouvoir, ce sera le cas. Il y a mille façons de faire en sorte que ce soit de plus en plus difficile pour les femmes. Il suffit de regarder ce qui se passe en Italie, où on propose des primes à celles qui renoncent à l’IVG.
Que vous inspire cette phrase d’Emmanuel Macron : «L’avortement est un droit, mais c’est toujours un drame» ?
P.A. : Simone Veil elle-même l’a dit, mais elle y était obligée.
S.V. : Je suis persuadée qu’elle a rusé, pour convaincre le législateur. Déjà à l’époque, on savait que ce n’était pas un drame. Il y avait eu le procès de Bobigny, au cours duquel Delphine Seyrig avait dit : «Il est beaucoup plus dur d’élever des enfants que d’avorter.» Mais cette idée est restée.
P.A. : On dirait que si les femmes avortent, c’est qu’elles sont légères. Il faut que ce soit un drame pour qu’elles aient le droit. Comme si, quelque part, avorter n’était pas naturel. Il y a tout de même en creux cette idée qu’on est faites pour la maternité.
S.V. : Comme s’il fallait qu’on souffre pour payer notre connerie…
Que vous inspire le projet de loi constitutionnel visant à sacraliser l’IVG ?
P.A. : Je n’avais pas d’opinion, et Sandra m’a convaincue : encore aujourd’hui, on descend dans la rue contre un droit fondamental. C’est fou.
S.V. : C’est ultra-important. On ne sait pas de quoi demain est fait. C’est symbolique aussi. L’année dernière, une association du Salvador qui milite pour la dépénalisation de l’avortement a remporté le prix Simone-Veil. Dans son discours, une membre de cette association a dit aux Françaises : «Vos avancées nous portent.» Je serais très fière de savoir qu’on est le premier pays à inscrire l’IVG dans la Constitution. D’autant plus qu’il y en a tant d’autres, comme l’Argentine, dans lesquels on ne sait pas comment les choses vont tourner. On sait que ce droit sera toujours fragile. Tout ce qui peut le renforcer, il faut le prendre.
Travailler sur ce sujet a-t-il modifié vos opinions ?
P.A. : La seule chose sur laquelle j’ai bougé, c’est la constitutionnalisation. Je ne dis pas que je m’en fichais, mais je n’avais pas d’argument. J’ai envie de dire aux parlementaires de venir voir le spectacle, d’écouter les femmes.
S.V. : Il y a deux ans, quand le délai légal a été allongé, certains d’entre eux disaient que les femmes allaient attendre le dernier moment pour avorter. Alors que quand tu as envie d’avorter, t’as envie que ça se fasse vite, pas d’attendre des semaines jusqu’à ressentir les symptômes. C’est en cela que je pense qu’ils devraient écouter les femmes : elles ont un discours très réfléchi, elles savent ce qu’elles font, comment et pourquoi. Certains disaient aussi qu’en avortant plus tard, ce serait plus risqué. Le risque, ce serait l’infertilité. Ce qui veut dire que ce qui leur importe, c’est de protéger la capacité reproductive des femmes. C’est encore une appropriation de nos corps.
Le contexte international n’est pas absent du spectacle : pourquoi ?
P.A. : Depuis un an, on a vu des images folles, notamment à côté de nous, en Europe.
S.V. : Ça semble irréel. Quand on interdit aux Américaines d’avorter, je le ressens dans ma chair.
P.A. : On a l’impression que les droits des femmes sont menacés sur tous les continents. Voir les Etats-Unis, étendards de la liberté poussée à son paroxysme, dans cette situation… Ce droit-là, c’est le premier qui saute partout et dans des conditions abjectes… On dirait une dystopie. Cette guerre contre les femmes est intercontinentale.
(1) Interruption, l’avortement par celles qui l’ont vécu, Stock, février 2021
(2) Interruption, au théâtre Antoine, à Paris avec Pascale Arbillot, Sanda Codreanu, Kenza Lagnaoui. Adaptation de Hannah Levin Siderman, Pascale Arbillot, Sandra Vizzavona. Mise en scène Hannah Levin Siderman. Jusqu’au 13 février.
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