Par Hélène Jouan Publié le 17 janvier 2024
Le chef de la police de Montréal, Fady Dagher, n’est pas peu fier. Le 12 décembre 2023, le directeur général de la gendarmerie nationale française, le général d’armée Christian Rodriguez, en visite au Canada, l’a accompagné dans un poste de police de sa juridiction. Il souhaitait comprendre, au plus proche du terrain, la petite révolution que son collègue québécois était en train d’entreprendre dans sa ville, en prônant une police « d’hyperproximité ». « Il a pris des notes, beaucoup de notes », se félicite le volubile patron de la police montréalaise, sans préjuger de ce que son homologue tirera de sa brève immersion comme enseignements concrets à appliquer en France.
Dans son bureau du centre-ville de Montréal, Fady Dagher, 55 ans, reçoit en tee-shirt et chaussures de sport. Sur la table d’un petit salon au style méditerranéen trônent des bocaux remplis des billes de verre avec lesquelles il jouait dans les cours d’école d’Abidjan, en Côte d’Ivoire, où il est né et a passé toute son enfance ; au mur, une carte du Liban, le pays d’origine de ses parents, où il retourne régulièrement en vacances. Le premier chef de la police de la ville issu de l’immigration raconte avec passion comment il entend modifier en profondeur la mission de ses troupes. Il défend l’idée d’une police « de concertation », travaillant en coopération avec les services sociaux, dans le but de prévenir l’essentiel des phénomènes de violences.
C’est le hasard d’une rencontre en 1990 avec un agent qui l’invite à patrouiller avec lui – « un coup de foudre professionnel », s’émerveille-t-il encore trente-quatre ans plus tard – qui pousse le jeune Fady, venu à Montréal cinq années auparavant pour y poursuivre des études de gestion en vue de reprendre l’entreprise familiale ivoirienne de vélos Dagher Cycles, à embrasser une carrière dans les forces de l’ordre. Au fil des années, la nouvelle recrue fera le tour des services : successivement patrouilleur de rue, agent infiltré dans des gangs mafieux, enquêteur à la brigade des stupéfiants, policier affecté à l’escouade antiémeute, avant d’accepter des postes d’encadrement dans des commissariats de quartier.
« On ne naît pas criminel, on le devient »
Sa première affectation en 2005, dans un quartier défavorisé du nord de l’île de Montréal, va lui servir de laboratoire. « A l’époque, se souvient-il, Saint-Michel était considéré comme l’un des quartiers les plus violents du Canada. Fusillades entre gangs, trafics de drogue, prostitution, c’est ce que vous auriez appelé une “zone de non-droit”. A côté, vos cités françaises, c’était le Club Med ! »
A la doctrine en vigueur, « tolérance zéro ! », censée incarner la détermination des autorités à lutter contre les délinquants et les criminels mais aux résultats peu probants, Fady Dagher a osé en substituer une autre. « J’ai enlevé le zéro et j’ai gardé la tolérance. Car on ne naît pas criminel, on le devient. » Convaincu que c’est en empêchant les adolescents de se tromper de trajectoire qu’on diminue la criminalité de demain, le policier a encouragé ses hommes à travailler avec tous les acteurs du quartier, des coachs des petits clubs sportifs aux travailleurs sociaux, en passant par les familles.
« Alors que des gamins de 8 ans pouvaient rapporter chez eux jusqu’à 75 dollars par semaine en faisant le guet pour le compte de gangs de rue, il fallait convaincre les parents de veiller à ce que, dès la sortie de l’école, on puisse les embarquer pour aller faire des activités sportives ou caritatives, histoire de les détourner, heure par heure, de ce destin mortifère. » Résultat, les gangs de rue n’ont pas forcément disparu, mais le nombre de meurtres recensés dans le quartier est passé de dix par an en 2005 à un homicide annuel dès la fin du mandat de Fady Dagher à Saint-Michel, en 2010. L’atmosphère s’est apaisée, « et surtout, les enfants rentrent chez eux le soir », assure-t-il.
Une réputation de « réformateur »
Nommé en 2019 à la tête du service de police de Longueuil, une agglomération de 500 000 habitants dans la banlieue de Montréal, l’énergique et ambitieux policier poursuit ses expérimentations. Il crée RÉSO, Réseau d’entraide sociale et organisationnelle, qui consiste à permettre aux citoyens d’entrer directement en relation avec des agents de police, hors contexte de crise ; à charge pour ces derniers de les orienter vers des services sociaux compétents les aidant à se sortir, par exemple, d’un contexte de violences conjugales. Il met également en place le programme Immersion, qui conduit les nouvelles recrues policières à partager pendant cinq semaines, sans arme ni uniforme, le quotidien des habitants du quartier afin qu’elles mesurent comment certaines réalités sociales – pauvreté, itinérance, addictions, santé mentale défaillante – peuvent tout faire déraper.
C’est auréolé de sa réputation de « réformateur », et des résultats obtenus partout où il est passé, que Fady Dagher a obtenu, le 19 janvier 2023, le poste convoité de chef du service de police de la ville de Montréal, avec quelque 4 489 agents sous ses ordres. Il a d’ailleurs inauguré son mandat en passant, à son tour, cinq jours et quatre nuits parmi les populations les plus vulnérables pour mesurer l’ampleur de la tâche qui l’attendait.
Car Montréal n’échappe pas aux tensions qui font du Canada un pays moins paisible que l’image d’Epinal habituellement véhiculée ; ce n’est pas le Far West américain, mais le pays a néanmoins enregistré 874 meurtres en 2022, quand la France, avec une population deux fois plus importante, en recensait 959. A Montréal, les homicides, notamment dus aux règlements de comptes entre clans mafieux, ont crû de 43 % ces cinq dernières années. Fady Dagher ne renonce pas au volet répressif de sa mission dans la lutte contre le crime organisé, mais il n’en démord pas : avec 70 % des appels d’urgence liés à des problèmes sociaux, il est urgent de revoir le mandat de la force policière. « Quand mes hommes arrivent sur place en pleine explosion de violence, ils calment les choses, mais c’est comme s’ils dispensaient une séance de chimio à un patient qui a déjà le cancer. Quand ils repartent, le cancer est toujours là ! Le but, c’est d’éviter l’apparition de la maladie », affirme-t-il.
« Alors que des gamins de 8 ans pouvaient rapporter chez eux jusqu’à 75 dollars par semaine en faisant le guet pour le compte de gangs de rue, il fallait convaincre les parents de veiller à ce que, dès la sortie de l’école, on puisse les embarquer pour aller faire des activités sportives ou caritatives, histoire de les détourner, heure par heure, de ce destin mortifère. » Résultat, les gangs de rue n’ont pas forcément disparu, mais le nombre de meurtres recensés dans le quartier est passé de dix par an en 2005 à un homicide annuel dès la fin du mandat de Fady Dagher à Saint-Michel, en 2010. L’atmosphère s’est apaisée, « et surtout, les enfants rentrent chez eux le soir », assure-t-il.
Une réputation de « réformateur »
Nommé en 2019 à la tête du service de police de Longueuil, une agglomération de 500 000 habitants dans la banlieue de Montréal, l’énergique et ambitieux policier poursuit ses expérimentations. Il crée RÉSO, Réseau d’entraide sociale et organisationnelle, qui consiste à permettre aux citoyens d’entrer directement en relation avec des agents de police, hors contexte de crise ; à charge pour ces derniers de les orienter vers des services sociaux compétents les aidant à se sortir, par exemple, d’un contexte de violences conjugales. Il met également en place le programme Immersion, qui conduit les nouvelles recrues policières à partager pendant cinq semaines, sans arme ni uniforme, le quotidien des habitants du quartier afin qu’elles mesurent comment certaines réalités sociales – pauvreté, itinérance, addictions, santé mentale défaillante – peuvent tout faire déraper.
C’est auréolé de sa réputation de « réformateur », et des résultats obtenus partout où il est passé, que Fady Dagher a obtenu, le 19 janvier 2023, le poste convoité de chef du service de police de la ville de Montréal, avec quelque 4 489 agents sous ses ordres. Il a d’ailleurs inauguré son mandat en passant, à son tour, cinq jours et quatre nuits parmi les populations les plus vulnérables pour mesurer l’ampleur de la tâche qui l’attendait.
Car Montréal n’échappe pas aux tensions qui font du Canada un pays moins paisible que l’image d’Epinal habituellement véhiculée ; ce n’est pas le Far West américain, mais le pays a néanmoins enregistré 874 meurtres en 2022, quand la France, avec une population deux fois plus importante, en recensait 959. A Montréal, les homicides, notamment dus aux règlements de comptes entre clans mafieux, ont crû de 43 % ces cinq dernières années. Fady Dagher ne renonce pas au volet répressif de sa mission dans la lutte contre le crime organisé, mais il n’en démord pas : avec 70 % des appels d’urgence liés à des problèmes sociaux, il est urgent de revoir le mandat de la force policière. « Quand mes hommes arrivent sur place en pleine explosion de violence, ils calment les choses, mais c’est comme s’ils dispensaient une séance de chimio à un patient qui a déjà le cancer. Quand ils repartent, le cancer est toujours là ! Le but, c’est d’éviter l’apparition de la maladie », affirme-t-il.
Le nouveau chef de la police sait que son approche sociale et préventive suscite résistances et scepticisme ; notamment de la part de la vieille garde des forces de l’ordre qui reste attachée à sa mission première, « serrer les criminels ». Pour l’heure, Fady Dagher concentre ses efforts à diversifier le recrutement de ses agents, afin que ces derniers soient davantage en phase avec la diversité culturelle de la population montréalaise. Et que, le cas échéant, ils endossent, avec un peu plus d’enthousiasme que leurs aînés, le changement de culture que leur patron est en voie d’impulser.
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