par Elsa Maudet publié le 6 juillet 2023
Harcèlement scolaire
700 000 élèves sont victimes de harcèlement en moyenne chaque année, soit deux à trois enfants par classe. Ils en resteront durablement marqués, quand les conséquences ne sont pas encore plus dramatiques. Chaque mois, «Libération» aborde ce phénomène majeur chez les mineurs.
Au début, Alice était sceptique. «Est-ce que ça valait encore la peine de partager des choses qui ont parfois plus de vingt ans ?» S’ouvrir à de parfaits inconnus, leur dévoiler cette intimité qui la ronge depuis l’adolescence, n’avait rien d’une évidence. «J’avais la sensation d’être seule avec cette souffrance et j’avais peur du jugement», dit cette habitante des Hauts-de-France de 33 ans. Finalement, «j’ai vécu la première séance comme une libération. Ça peut être très, très, très, très intense parce qu’on peut avoir l’impression que des digues se rompent. Malgré l’appréhension initiale, il y a tellement d’émotions non exprimées, de rancœur, de tristesse, de désespoir parfois, que la parole vient toute seule et c’est même difficile de s’arrêter», confie-t-elle.
Depuis un an qu’elle suit les groupes de parole mensuels de l’association Marion la main tendue, elle n’a raté qu’une séance. Comme elle, des dizaines de victimes, actuelles ou anciennes, et de proches de victimes de harcèlement scolaire se réunissent autour de la thérapeute Mathilde Zrida pour vider un sac qu’elles n’avaient souvent qu’entrouvert. Marion la main tendue propose deux types de suivi collectif, gratuits : «Réseau(lution)», pour les victimes de harcèlement à partir de 13 ans, et «(Parent)hèse», pour les proches à partir de 16 ans – dans les faits, viennent majoritairement des parents. «Ils ont toujours été exclus, mis à l’écart. Là, ils voient qu’ils peuvent faire groupe», indique Mathilde Zrida.
Nous n’avons pas obtenu l’autorisation d’assister à l’un de ces groupes : la présence d’une journaliste aurait entravé la liberté de parole de ces participants qui cherchent à se reconstruire. Sain refus. Mais plusieurs d’entre eux ont accepté de s’ouvrir auprès de nous au sujet de leur histoire et de leur expérience de cette communauté de souffrance et de guérison.
«On réalise qu’on n’est pas seul»
Alice a été harcelée du CE2 à la troisième. Des moqueries, des affaires abîmées, des coups. L’ado s’enfermait dans les toilettes. Elle voyait le verrou comme son bouclier. «On parle d’une époque où ça passait pour des chamailleries entre camarades, indique-t-elle. La réponse des adultes n’était pas forcément adaptée ni très soutenante.» Avec les groupes de parole, «on réalise quelque chose qui est vital pour quelqu’un qui a vécu ou qui vit du harcèlement scolaire, c’est qu’on n’est pas seul», assure Alice. «C’est un truc que tu as vécu toute ta vie tout seul et, avec le groupe de parole, tu vois que ça n’arrive pas qu’à toi, confirme aujourd’hui Mia (1), 25 ans, qui a été harcelée dans son collège du Lot-et-Garonne. Ça aurait été top si j’avais eu ça à l’époque. Ça m’aurait évité trois ans de thérapie.»
La jeune femme n’a pour l’heure assisté qu’à une séance mais entend bien y retourner. «Ça m’a fait énormément de bien parce que j’avais l’impression de pouvoir être utile. Je dis [aux victimes actuelles] : ce n’est pas de ta faute. Je ne peux pas parler à la petite fille que j’étais, mais j’ai une petite fille devant moi. Je peux lui dire que ça finit. Parce que moi, je n’en voyais pas le bout», glisse-t-elle.
Près d’elle ou en visio ce jour-là, Mia a côtoyé «une fille de 18 ans, un homme d’environ 45 ans, une jeune maman». Des profils variés, qui se renouvellent en grande partie chaque mois. «Une personne sur trois ne parle pas au moment des faits. Des gens de 39 ans viennent et n’en ont jamais parlé», précise Mathilde Zrida. S’exprimer, d’ailleurs, est optionnel. «Rien que l’écoute fait un mouvement à l’intérieur de soi», note la thérapeute. Dans cette agora, ils accèdent à une assistance bienveillante et sont enfin crus, eux qui ont eu l’habitude d’entendre qu’ils exagéraient, voire qu’ils mentaient. «On réalise que ça peut toucher tout le monde, indépendamment de votre statut social, de votre âge, de votre profession ou pas», déroule Alice. Les uns et les autres peuvent réagir aux récits de leurs partenaires du jour, à une condition : qu’ils demandent et obtiennent leur consentement, un respect dont ils ont souvent manqué.
«Les conflits me mettent dans des états éprouvants»
Certains ressortent ragaillardis en se rendant compte qu’il y a plus malheureux qu’eux, tous découvrent que leur ressenti est tristement universel face au harcèlement scolaire. «Ils parlent beaucoup de la façon dont les adultes ont agi et des séquelles», éclaire Mathilde Zrida. Il y a les troubles du sommeil, de l’alimentation, le stress chronique, les médicaments, les hospitalisations. «Le harcèlement scolaire a évolué chez moi en troubles anxieux généralisés, dit Alice. C’est une pathologie qui se traduit entre autres par des crises de panique, ça exacerbe une hypersensibilité déjà présente, ça génère du stress dans des situations du quotidien qui pourraient sembler banales pour le commun des mortels. Par exemple, si je suis en voiture et qu’une route est barrée, ça me stresse énormément parce que je ne sais pas forcément où aller.»
Ce harcèlement scolaire vieux de deux décennies a aussi des conséquences sur son rapport aux autres. «J’ai horreur des conflits, ils me mettent dans des états éprouvants. Quand ils se présentent, je sue beaucoup, j’ai le cœur qui s’accélère extrêmement fort. Ça fait partie des choses que je travaille dans le groupe de parole, raconte la trentenaire. Quand j’ai une personne en face de moi, j’ai des ruminations sur la façon dont elle va prendre ce que je vais lui dire, je me mets à gamberger, à imaginer plein de scénarios possibles. C’est chronophage, fatiguant au quotidien. C’est de la charge mentale dont je me passerais volontiers.»
Mia, elle, ne pouvait pas se regarder dans un miroir jusqu’à il y a deux ans. «L’image que les harceleurs ont de toi s’imprime et c’est l’image que tu as de toi-même. C’est une effraction dans toi-même», analyse celle qui a notamment subi des moqueries sur son physique. En 2020, elle a de nouveau été harcelée, dans le cadre de son travail. «J’avais tout le temps peur, l’impression que quelque chose de grave allait se passer, que j’allais avoir un accident de voiture. J’avais un syndrome de stress post-traumatique», a-t-elle finalement compris. «Les personnes accompagnées très tôt et durablement ont moins de séquelles durables», soulève Mathilde Zrida. Lors de chaque groupe de parole, la thérapeute donne aux participants des clés pour mieux comprendre ce qu’ils ont vécu et ce qu’ils ressentent. «Parce qu’il y a compréhension et sens, ça ne va pas devenir traumatique», assure-t-elle.
«On est une famille détruite»
Les groupes de parole marchent sur deux jambes : les victimes d’une part, les proches de victimes de l’autre. «Quand il y a une situation de harcèlement, c’est toute la structure familiale qui en pâtit», argue Mathilde Zrida. Un mercredi par mois, sur place (à Paris ou Orsay, dans l’Essonne) ou en visio, des parents s’épanchent sur la souffrance de leur enfant, leur sentiment d’impuissance, leur culpabilité. «Ils se demandent : pourquoi mon enfant ? Qu’est-ce que j’ai fait ? Un cercle de culpabilité se met en place, qui est toxique pour tout le monde, indique la thérapeute. Ils sont tous à énergie zéro, voire moins dix, et en hypervigilance. Des mères restent devant l’école toute la journée dans la voiture.»
Le fils d’Amani (1), 15 ans, est harcelé depuis sept ans. Elle qui croyait cette affaire derrière eux depuis longtemps est tombée de l’armoire il y a deux mois en apprenant que ça n’avait jamais cessé. «On est une famille détruite, en stand-by, on ne fait plus que ça. Soit on s’effondre, ce qui est déjà un peu le cas, soit on se bat. Avant de m’effondrer complètement, je vais me battre un petit peu», confie la mère de famille, terrorisée à l’idée que son fils «passe à l’acte». Le groupe de parole est sa façon de lutter encore. «Tous les parents, on pleurait, raconte-t-elle. On s’est retrouvés avec des gens qui partageaient la même histoire. Tous nos enfants sont hypersensibles, intelligents. Pour tous, il y a une omerta totale de l’éducation nationale et des autres institutions. Pour tous, nos enfants ont été punis, accusés d’exagérer les faits.»
Si l’expérience lui a été bénéfique – «quand on se sent écouté, compris, ça fait du bien» – Amani n’entend pas la renouveler. «C’est se faire du mal parce que c’est très dur d’entendre les témoignages des uns et des autres», assure-t-elle. Surtout face à d’autres parents qui ne trouvent aucune issue à leurs problèmes. L’association Marion la main tendue n’intervient pas auprès des établissements scolaires des patients qu’elle suit. «Mon but est de séparer le rythme institutionnel du rythme intérieur des souffrances. Il faut pouvoir s’apaiser même si la situation administrative est encore complexe», précise Mathilde Zrida.
«Entendre l’autre maman m’a bouleversée»
«Jusqu’au moment où on a rencontré l’association, on avait l’impression d’être fous, lâche Sophie, dont le fils, actuellement en CM1, subit du harcèlement depuis le CP. Je me disais que, peut-être, ce n’était pas assez grave, vu que les gens ont tendance à minimiser. On s’est posé plein de questions : est-ce que c’est nous ? C’est parce qu’il est hypersensible ? On est trop à cheval ? Se sentir entendu, compris, pas du tout jugé, c’est énorme parce que c’est la seule fois où c’est arrivé.» Lors de la séance à laquelle elle a pris part, elles n’étaient que deux mères – une grève des transports a eu raison du reste des troupes. «Entendre l’autre maman m’a bouleversée. On se rendait compte de choses similaires, comme la détresse», explique-t-elle.
Karine, elle, s’est lancée dans les groupes de parole avec l’espoir de «rompre l’isolement. J’avais besoin de savoir si ce que je faisais était bien», dit cette femme qui élève seule ses deux enfants depuis le décès de son mari. Sa fille, scolarisée en CM2, est harcelée par de prétendues amies depuis l’an passé. Karine a tout découvert avant la Toussaint. «Au début, on se dit que ce ne sont peut-être que des chamailleries et qu’on en fait tout un plat, qu’on ne l’aide pas à avancer dans la vie. Là [dans le groupe de parole, ndlr], on a quelqu’un qui dit que c’est du harcèlement.»
Les participants trouvent face à eux une personne spécialiste du sujet. Ce qui est loin d’être le cas partout. «On a fait trois ou quatre psys, ils n’avaient pas les compétences pour gérer les traumatismes de notre fils», regrette Amani, qui décrit un adolescent «plutôt mutique» mais souvent pris d’accès de colère auprès de ses proches. Alice, elle, bénéficie de thérapies complémentaires. Elle a d’ailleurs atterri à Marion la main tendue sur les conseils de sa psychologue libérale. «Elle n’est pas spécialisée dans les traumas et m’a clairement fait comprendre que ce que je lui racontais relevait d’un trauma très important et qu’il fallait trouver un professionnel qui sache le traiter, l’entendre, le prendre en compte. Les deux ont une approche thérapeutique différente et se complètent.» L’enjeu, pour toutes et tous : cicatriser. Le groupe de parole, dit Mia, «c’est comme si tu faisais un tatouage sur la cicatrice. C’est la sublimer, utiliser ton expérience pour avancer».
(1) Le prénom a été modifié.
Si vous êtes témoin ou victime de harcèlement, appelez le numéro gratuit d’écoute 3020, joignable du lundi au vendredi (9 heures-20 heures) et le samedi (9 heures-18 heures), sauf jours fériés. En cas de cyberharcèlement, appelez le 3018 (sept jours sur sept, de 9 heures à 23 heures).
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