Par Julia Vergely, Marion Rousset Publié le 07 juillet 2023
Mounia, la mère de Nahel, durant la marche blanche à Nanterre, le 29 juin 2023. Photo AlainJocard/AFP
Laisse pas traîner ton fils, si tu veux pas qu’il glisse. » Emmanuel Macron a-t-il fait sienne, sans le savoir, cette phrase de 1998 du groupe Suprême NTM ? Le 30 juin, après une nuit de colère et de révolte particulièrement tendue dans plusieurs villes de France, à la suite de la mort de Nahel M., 17 ans, tué le 27 juin par un policier à Nanterre, le président de la République a martelé une vieille rengaine. « C’est la responsabilité des parents de garder [leurs enfants] au domicile, a-t-il déclaré. […] pour la quiétude de tous, […] j’en appelle au sens de la responsabilité des mères et des pères de famille. »
« Ce n’est pas l’État qui éduque les enfants, mais les parents », a renchéri Éric Dupond-Moretti. Le garde des Sceaux a ensuite rédigé un flyer pour rappeler aux parents dont les enfants sont présentés à la justice, « en termes simples », leurs obligations. La ville brûle, les émeutiers sont jeunes, parfois très jeunes, et les coupables sont déjà tout trouvés.
Pour Goundo Diawara, secrétaire nationale et porte-parole du syndicat de parents Front de mères, il s’agit là d’une mécanique « classique ». « Depuis des décennies, les discours institutionnels consistent à faire comprendre aux parents des quartiers populaires qu’ils ne sont pas suffisamment compétents ni armés intellectuellement pour bien s’occuper de leurs enfants. Et que c’est l’école qui est légitime pour les éduquer. Et lorsqu’il y a des problèmes, tout à coup, ces enfants-là ne sont plus ceux de la société, mais redeviennent ceux de leurs parents uniquement. » Et notamment de leurs mères : traditionnellement chargées de les élever, elles représentent en outre plus de 80 % des familles monoparentales.
Nous, on est [des mères] défaillantes ; dans les beaux quartiers, les enfants font des “erreurs de jeunesse”.
Déjà, lors des émeutes de 2005 – déclenchées par la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré, deux adolescents pourchassés par la police à Clichy-sous-Bois –, elles étaient stigmatisées à travers « le stéréotype de la femme africaine, noire, arabe, cantonnée à sa cuisine, déplore Yessa Belkhodja, cofondatrice du Collectif de défense des jeunes du Mantois. Il faudrait uniquement qu’on prenne soin de nos enfants, et surtout, qu’on reste bien à nos places de mamans de quartier, issues de l’immigration. Qu’on reste chez nous ».
Pour la politologue Fatima Ouassak, autrice de La Puissance des mères et cofondatrice de Front de mères, cetteculpabilisation sert surtout une stratégie de diversion. « L’évènement principal ici est le fait qu’un individu portant l’uniforme, donc représentant l’État français, a tiré une balle dans le thorax d’un gamin de 17 ans. Et au lieu d’ouvrir un débat sur cette ignominie, au lieu de poser la question de la responsabilité des institutions et des crimes policiers, on insiste sur les parents. » Et de résumer l’argument avec écœurement : « Si ça brûle dans vos quartiers, c’est de votre faute, c’est parce que vous éduquez mal vos enfants ». Un stigmate qui, comme le rappelle Yessa Belkhodja, concerne uniquement les classes populaires : « Nous, on est défaillantes ; dans les beaux quartiers, les enfants font des “erreurs de jeunesse” ».
Qu’attend-on de ces femmes ? Pourquoi devraient-elles docilement endosser le rôle de « mères tampons », comme l’a décrit Fatima Ouassak dans son ouvrage ? « Il y a de la colère mais aussi beaucoup de peine dans l’esprit de nos enfants. Et nous, on a le sentiment qu’il faut rendre audibles ces colères-là. Nahel aurait pu être notre fils, le fils de notre voisine, un petit frère…, s’indigne Yessa Belkhodja. Le discours du gouvernement ne conduit pas à l’apaisement, avec ces injonctions à appeler au calme. Si j’avais Macron ou Darmanin en face de moi, je leur dirais : “vous, appelez vos policiers au calme !” Ils voient nos enfants comme des adversaires, mais la sauvagerie, elle est du côté de ce policier capable de tirer à bout portant sur un enfant. »
Ces femmes considérées comme de « mauvaises mères », on voudrait qu’elles soient des « agents de pacification des mœurs », analysait déjà en 2005 la sociologue Coline Cardi. « Ce lien entre désordre social et désordre familial est très fort dès la fin du XIXᵉ siècle : on a alors peur d’une révolution des gens du peuple, et d’une dislocation de la famille traditionnelle qui la favoriserait. »
Au long du XXᵉ siècle, l’avènement de l’État social affaiblit cette idée. « Puis dans les années 1990, dans les débats autour de la délinquance juvénile, des intellectuels, des hommes et des femmes politiques dénoncent la mort de l’autorité masculine et la “maternalisation” croissante de la société, analyse-t-elle. Se dessine alors l’idée que la délinquance juvénile serait non plus la conséquence des inégalités sociales, mais le fait de parents défaillants. »
Quand on dit : “que font ces jeunes dans la rue ?”, on résume en une phrase la politique publique en direction des quartiers populaires : une assignation à résidence.
La culpabilisation permanente des mères des quartiers est un vieux refrain pour Chris Blache, anthropologue urbaine et cofondatrice du think tank Genre et ville. « Au XIXᵉ siècle, les femmes devaient contrôler leurs maris pour qu’ils n’aillent pas se saouler dans les estaminets et qu’ils soient une bonne force de travail le lendemain. Aujourd’hui, elles sont enfermées dans leur rôle de “maman” : rien ne bouge au pays du paternalisme hétéro-capitalo-patriarcal. » Dansl’éternelle menace de sanctions financières pour les parents de délinquants, de nouveau brandie par Emmanuel Macron le 3 juillet, Coline Cardi voit « une forme de pénalisation du rôle parental, et notamment des mères ».
Les parents des quartiers, coupables de laisser leurs enfants « traîner » dehors ? « Il n’y a que dans les quartiers populaires qu’on demande de les garder à la maison », observe Yessa Belkhodja. Une double injustice quand on connaît les problématiques de logement dans ces quartiers, où la promiscuité pousse à occuper l’espace extérieur. » Pour Fatima Ouassak, « quand on dit : “que font ces jeunes dans la rue ?”, on résume en une phrase la politique publique en direction des quartiers populaires : une assignation à résidence ».
Et les pères, où sont-ils ? Omniprésents dans l’espace public, les hommes sont paradoxalement les grands absents de cette histoire. Un journaliste suisse, présent au tribunal de Nanterre pour les comparutions immédiates, rapportait dans un article du média Blick : « Pas un père de famille n’était présent dans l’assistance. Que des mères en larmes, des copines énervées, des sœurs et des filles déboussolées. » Comme toujours, et dans tous les milieux.
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