par Laura Tuillier publié le 4 juillet 2023
Welfare est sans conteste l’un des chefs-d’œuvre de l’immense documentariste américain Frederick Wiseman, actif sans faiblir depuis plus de cinquante ans. Filmé en 1973, il documente un lieu, le Welfare Center de Greenwich Village, situé dans le bas Manhattan, et constitue une expérience immersive hors du commun dont on ressort lessivé, pantelant, fasciné et reconnaissant d’avoir été en prise directe avec les puissances du cinéma pendant près de trois heures. Jalon dans la filmographie de Wiseman, Welfare est le premier de ses films à assumer une durée fleuve et conclut une première passe sur les institutions états-uniennes – en huit ans de pratique, il est déjà passé voir comment ça marchait à l’hôpital, au tribunal, au lycée ou à l’armée.
Dramaturgiquement parfait, le film s’ouvre sur une série de portrait de visages pris au Polaroid et se terminera par un retour sur ces visages que nous avons appris à connaître, c’est-à-dire à séparer de la masse, à sortir du lot, à rendre libres (mouvants) quand tout contribue à les aliéner (les empêcher de bouger, de sortir du cadre). Patiemment présent pendant quatre semaines dans ce bureau d’aide sociale assailli de demandes plus urgentes les unes que les autres, Wiseman a ensuite organisé au montage un cheminement sensible et intellectuel qui nous permet à la fois de comprendre le fonctionnement de l’institution et d’assister à ses naufrages quotidiens, de débusquer sa cruauté, d’observer sur les corps ses effets d’usure, de repérer les valeurs qui la sous-tendent et les stratégies de chacun pour en tirer parti. Construit par grands blocs qui sont autant de situations ultra complexes où les usagers du centre viennent consulter les travailleurs sociaux pour démêler des problèmes souvent ubuesques (le Godot de Beckett sera cité à la fin par un des personnages), le film ne laisse pas une minute de répit : la caméra et le montage de Wiseman sont là pour écouter, pour comprendre, cherchant la bonne durée de l’histoire que chacun a à raconter et qui l’absorbe tout entier puisqu’il s’agit le plus souvent de questions vitales (de l’argent pour manger, pour un bébé ou une mère malade).
Odyssée de la parole – explications rationnelles, langue administrative devenue comique à force d’absurdité, délires racistes –, Welfare ne cesse de monter en intensité à mesure que se dessine le tableau de cette Amérique des plus pauvres forcée de se mettre à nu pour gagner la confiance d’une institution qui lui demande toujours plus de gages. Véritable cocotte-minute où mijotent les tensions de tout un pays qui entre, en 1973 (année du premier choc pétrolier), dans une période de crise économique, le centre est le siège de luttes constantes : si les employés sont pour la plupart des travailleurs sérieux et empathiques, ils sont aussi les agents d’une hydre monstrueuse capable d’engloutir l’existence entière de ceux qui lui obéissent. «Est-ce que j’ai dit que c’était juste ? J’ai dit que c’était nécessaire», finit par hurler un homme à qui l’on reproche de ne pas regretter d’avoir volé dans un magasin pour se nourrir. Cet homme à bout d’espoir livre alors un monologue quasi shakespearien dont on se demande, pour la première fois du film, si ce n’est pas justement la présence de la caméra de Wiseman qui lui donne la force de son adresse impeccable à l’employé, à la société américaine et à Dieu. Le festival d’Avignon s’ouvrira cette année avec l’adaptation de Welfare par Julie Deliquet dans la cour d’honneur du palais des Papes. Cela donne envie d’aller voir comment le théâtre va s’emparer de cette matière documentaire qui est comme de l’or, de la puissance d’incarnation brute, de la vie à l’état pur.
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