Par Aurélie Coulon Publié le 31 octobre 2022
L’amas cellulaire a prospéré dans l’encéphale du rongeur, rendant possibles de nouvelles études des maladies neuropsychiatriques humaines. Mais l’utilisation expérimentale de ces cérébroïdes soulève de nombreuses questions éthiques.
Faire pousser une petite boule de neurones humains de la taille d’une tête d’épingle dans une boîte de Petri est devenu un acte routinier pour nombre de laboratoires dans le monde. Désignées sous le nom d’organoïdes de cerveau, ces cultures en 3D de tissus cérébraux vivants ont ouvert une nouvelle ère dans la recherche sur l’encéphale humain. Mais jusqu’où peut-on aller lorsqu’il s’agit de créer un modèle de cerveau en laboratoire ?
Récemment, des chercheurs américains ont poussé encore plus loin le potentiel de maturation de ces organoïdes en les transplantant dans les cerveaux de rats nouveau-nés, ensuite rapidement colonisés par les cellules humaines. Un outil inédit pour l’étude des maladies neuropsychiatriques de l’homme et pour tester de nouveaux traitements, selon les chercheurs. Mais il pose aussi une série de questions éthiques.
Tout a commencé par un prix Nobel, remis il y a dix ans au chercheur japonais Shinya Yamanaka pour sa découverte d’une recette magique : la transformation de cellules humaines adultes (de peau par exemple) en cellules pluripotentes – c’est-à-dire en cellules souches capables de récapituler toutes les lignées cellulaires du corps – à l’aide de facteurs moléculaires. A partir de ces cellules souches, en modifiant leur environnement, les scientifiques étaient capables d’obtenir une variété de lignées. La course aux organoïdes était lancée : intestin, rein, foie, rétine, mais aussi différentes régions du système nerveux – dont le cortex.
« Nous voulons comprendre les maladies psychiatriques ancrées dans le cerveau à un niveau moléculaire, pour trouver des traitements. Mais le cerveau est un organe difficile d’accès, explique aujourd’hui Sergiu Pasca, chercheur et médecin de l’université Stanford, en Californie. En construisant un modèle non invasif du cerveau humain, nous pouvons relever ce défi. »
Les organoïdes présentent actuellement quelques limitations en laboratoire. « Nous n’observons pas la même connectivité entre les neurones ni la même taille de cellules que dans le cerveau humain, continue le scientifique. C’est pourquoi nous avons décidé de transplanter ces organoïdes dans le cortex somato-sensoriel de rats nouveau-nés, lorsque le système nerveux des rongeurs est encore en maturation. » Cette région du cortex reçoit les informations provenant de la surface du corps (toucher, chaud, froid, douleur, etc.) et, notamment chez les rongeurs, des moustaches, appelées vibrisses.
Pas de stress chez les rats
Les résultats de cette expérience, publiés le 12 octobre dans la revue Nature, ont montré que la connectivité entre cellules nerveuses humaines était bien plus importante, et que ces neurones plus matures étaient six fois plus grands dans la tête de rat, comparés aux organoïdes dans les boîtes de Petri. Après deux cent cinquante jours dans le cerveau de l’animal, les neurones d’organoïdes occupaient près d’un tiers de l’hémisphère cérébral.
Grâce à l’implantation à un stade très précoce, les neurones humains ont pu s’intégrer au réseau des neurones de rat. « Ils répondent à des stimuli externes et émettent des signaux internes. La stimulation des vibrisses de l’animal a provoqué leur activation, observe Sergiu Pasca. Le rongeur a aussi appris à associer l’activation de ces neurones humains avec une récompense (de l’eau dans un distributeur). Ils sont donc intégrés fonctionnellement dans le cerveau du rat. »
Des animaux avec un cerveau mi-humain, mi-rongeur… De quoi s’interroger sur la nature de l’activité cérébrale et le comportement de ces chimères. « Nous nous sommes beaucoup penchés sur les questions éthiques, de bien-être pour les rongeurs, depuis le début de cette expérience, confie Sergiu Pasca. Nous avons fait passer aux animaux des électroencéphalogrammes [EEG] pour détecter l’existence de crises d’épilepsie, des tests d’anxiété, de déficit de mémoire et nous n’avons rien vu, ni altération du comportement ni augmentation des capacités. »
Etat de conscience
« Ce résultat est une bonne étape dans le domaine des organoïdes de cerveau, commente Matthias Lütolf, directeur du Laboratoire de bio-ingénierie des cellules souches à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL). Il prouve que ces tissus peuvent se développer davantage et être entièrement fonctionnels dans le bon environnement, ce qui est très intéressant. Mais je pense qu’en termes d’outils pratiques, c’est plus facile et accessible de développer les organoïdes in vitro qu’in vivo pour atteindre de tels niveaux de fonctionnalité et de maturité, mais cela va prendre encore plusieurs années. »
D’autres sont plus optimistes et prétendent avoir déjà avancé sur le degré de maturation des organoïdes en laboratoire. C’est le cas d’Alysson Muotri, de l’université de San Diego, qui a publié en 2019 avec son équipe un article dans la revue Cell Stem Cell annonçant qu’ils avaient créé un organoïde de cortex humain produisant des ondes similaires à celles observées dans le cerveau d’un fœtus prématuré.
Depuis, Alysson Muotri a mené ses expériences parallèlement à celles de l’équipe de Stanford. Son groupe a remplacé une partie du cortex visuel de souris par des organoïdes neuronaux. La stimulation visuelle des animaux a provoqué une activation des neurones humains transplantés. « Nous avons ensuite anesthésié les animaux. Tous les neurones – y compris les cellules humaines – sont devenus silencieux, il n’y avait plus d’oscillation cérébrale caractéristique de l’état de conscience. Cette étape m’inquiète déjà. C’est pourquoi nous avons décidé de faire une pause et de mener plus de tests sur nos organoïdes. »
Comment définir qu’un être vivant est conscient, et non par exemple dans un état végétatif ?
Le scientifique fait alors référence à des expériences menées par une équipe de l’université de Milan dirigée par Silvia Casarotto, et publiées en 2016. Ces travaux évaluaient à l’époque un test de conscience appelé « zap and zip ». Les cerveaux de personnes en bonne santé ou avec des dommages cérébraux ont d’abord été « zappés », c’est-à-dire soumis à une stimulation transcrânienne magnétique. Puis l’activité cérébrale a été détectée avec un EEG et « zippée », soit analysée avec un algorithme de compression de données (comme votre fichier au format Zip, compressé, sur votre ordinateur). De là, les chercheurs en ont tiré un index entre 0 et 1, établissant qu’une personne consciente avait une valeur au-dessus de 0,31, alors que les personnes inconscientes étaient en dessous de ce score. « Nous sommes en train de mener la même expérience avec nos organoïdes pour voir à quel niveau de conscience ils se trouvent », explique Alysson Muotri.
Une approche parmi d’autres, car s’il y a un concept qui échappe au consensus sur sa définition et sa caractérisation, c’est bien la conscience. Difficile de répondre à toutes ces questions : comment définir qu’un être vivant est conscient, et non par exemple dans un état végétatif ? Comment savoir si un réseau de neurones est capable de générer de la douleur ? Mais aussi, que dire de cette conscience si elle émerge d’un organoïde issu d’un donneur ?
« Il n’y a pas de cadre international à la recherche sur les organoïdes et leurs dérivés, commente Effy Vayena, bioéthicienne, professeure à l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich. Ce sont des comités éthiques régionaux ou dans les institutions de recherche qui révisent les demandes, certains étant plus libéraux que d’autres. »
Des cellules dans l’espace
« Nous avons développé le premier formulaire de consentement destiné aux personnes qui font don de leurs cellules pour produire des organoïdes de cerveau, affirme Alysson Muotri. Ce document inclut le fait que l’organoïde “pourrait devenir conscient”. La majorité des gens l’accepte, d’autres non. Nous précisons aussi que les cellules du donneur pourraient être envoyées dans l’espace [des organoïdes de cerveau du laboratoire d’Alysson Muotri ont été envoyés dans la Station spatiale internationale pour des expériences de microgravité], que certaines personnes pourraient devenir millionnaires avec leurs cellules et pas eux, etc. Notre comité d’éthique pourrait nous demander de modifier le formulaire un jour, c’est un processus dynamique. »
Les Académies des sciences aux Etats-Unis ont publié en 2021 un rapport dressant le tableau des problèmes d’éthique autour de cette discipline émergente, des organoïdes de cerveau humains à leurs chimères. Les questions incluent entre autres celle de l’éthique de l’avancée des connaissances pour soulager la maladie et la douleur humaines, des limites des créations en laboratoire (est-on en train de jouer à Dieu ?), et du statut des donneurs humains de matériel biologique et de leur consentement. Tout cela à mettre dans une même balance.
Un projet de recherche financé par la Commission européenne et impliquant sept institutions, dont en France l’Inserm, coordonnées par l’université d’Oslo, a été lancé cette année. Son but d’ici à 2024 : développer un cadre conceptuel et régulateur pour répondre aux problématiques éthiques soulevées par les organoïdes et les technologies qui en découlent. Un éclairage bienvenu.
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