par Clémentine Mercier publié le 31 octobre 2022
Il y a comme un air de famille entre le Diable et l’Imbécile. Ces deux sculptures, des têtes à cornes, ont la même taille, la même couleur noire, une patine similaire – bien que l’une soit en bronze et l’autre en bois – et de gros yeux ronds. N’y-a-t-il que nous pour voir une proximité formelle entre Der Teufel (le diable), œuvre de Johann Karl Brendel, dit le «Cas 17», appartenant à la collection Prinzhorn de l’hôpital psychiatrique universitaire d’Heidelberg, et l’Imbécilede Max Ernst, œuvre du Centre Pompidou ? Qu’on se rassure, il y a aussi le LAM, le musée de Villeneuve d’Ascq qui œuvre en faveur d’un art «décloisonné». Et Max Ernst lui-même qui, bien sûr, connaissait le magnifique diable du «Cas 17»… C’est d’ailleurs le peintre dadaïste qui, dès 1922, fait découvrir les «maîtres schizophrènes» aux surréalistes, en faisant circuler Expressions de la folie, le catalogue des œuvres des malades mentaux de l’hôpital d’Heidelberg, sélectionnées par le psychiatre Hans Prinhzorn.
Dans la dense et belle exposition Chercher l’or du temps, véritable projet de recherche, le LAM scrute à travers 400 œuvres ce que le mouvement surréaliste doit à d’autres formes d’art, à l’art brut notamment. En filigrane du parcours chronologique, deux mentors à fort caractère se disputent le premier rôle : André Breton, catalyseur artistique, et Jean Dubuffet, peintre autodidacte. Les deux hommes sont d’abord amis, puis vite fâchés. Car si l’histoire retient que Jean Dubuffet est le théoricien de l’art brut, l’exposition montre que les surréalistes, dès les années 20, se passionnent pour l’art asilaire. Ils y voient la preuve d’une origine inconsciente de la création, une «clé des champs», un «réservoir de santé morale»,comme l’écrira André Breton. Et un moyen pour court-circuiter la pensée positiviste…
Yeux hallucinés
Rappelons que Breton a étudié la médecine avant d’être le chef de file du surréalisme. Pendant la Première Guerre mondiale, affecté à l’asile de Saint-Dizier en 1916, il y rencontre à la fois les théories de Sigmund Freud et le potentiel créateur de la folie, en interrogeant des malades sur leurs rêves. S’ouvrent alors, pour lui et ses amis, les voies artistiques de l’inconscient avec de nouveaux procédés : l’écriture automatique, les cadavres exquis, les jeux sous hypnose jusqu’à la méthode paranoïaque critique de Salvador Dali, basée sur l’automatisme mental. Très tôt donc, les surréalistes s’intéressent à l’art des fous et aux autodidactes. Ils les collectionnent et s’en inspirent. Dans les années 30, il les publient dans leurs revues (Documents – Minotaure). Sous vitrine, des objets d’aliénés, touchantes petites boîtes remplies de boutons, d’une soupière de dinette et de mini outils, ont appartenu à André Breton.
Naturellement, des échos formels se créent entre les créations surréalistes et celles des malades. Plus que les autres, les œuvres oniriques d’August Natterer, dit le «Cas 18», issues de la collection Prinzhorn, fascinent. Comment ne pas voir des liens entre les extraordinaires yeux hallucinés dessinés par le schizophrène et ceux de Max Ernst dans son Histoire naturelle, célèbre cahier de dessins fantastiques ? Pour ce portfolio, l’artiste a utilisé le frottage de papier sur relief (bois, pierre…) avec une mine à plomb – un procédé considéré comme l’équivalent graphique de l’écriture automatique… Mais les surréalistes ne s’arrêtent pas là. Casseurs de catégories esthétiques, ils s’émerveillent des pierres, des légumes biscornus, des rocailles, des animaux bizarres, des plumes, des dessins d’enfants, des médiums ou du Palais idéal du facteur Cheval…
Une des plus belles salles crée des correspondances entre des cadavres exquis aux crayons de couleur (œuvre collective de Jacques Prévert, Camille Goemans, Yves Tanguy et André Breton), une racine dodue à l’encre par Victor Brauner, les formes organiques d’un tableau gris d’Yves Tanguy avec ces incroyables photographies de navets anthropoïdes sculptés par un psychopathe. Plus loin, des parpaings sculptés par Max Ernst sont mis en perspective avec des moellons de calcaire gravés par Adrien Martias, ancien matelot interné à Sotteville-lès-Rouen.
Assemblage de coquillages
La Deuxième Guerre mondiale marque un tournant, les luttes de territoires autour de l’art brut séparent les groupes. C’est à ce moment-là que le poète Paul Eluard fait découvrir à Jean Dubuffet la Bête du Gévaudan, œuvre magnétique, mi-loup, mi-poisson, assemblage de bois, de cuir et de dents animales, sculpté par Maurice Forestier, un malade fugueur de l’hôpital psychiatrique de Saint Alban-sur-Limagnole. Dès lors, Jean Dubuffet, ex-marchand de vin devenu peintre, récusant la catégorie folie («Il n’y pas plus d’art-des-fous que d’art-des-malades-du-genou»), se met à collecter des artefacts et fonde, en 1948, la Compagnie de l’art brut. Dans un premier temps, André Breton en est membre. Les deux hommes sont même complices autour d’un ambitieux projet éditorial, l’Almanach de l’art brut, mais leurs divergences ont raison du livre qui reste à l’état de maquette. Le LAM expose dans une salle les œuvres du projet avorté, point de rupture entre les surréalistes et Dubuffet : burlesque assemblage de coquillages du mosaïste Pascal-Désir Maisonneuve, coquilles d’huîtres transformées en têtes par Gaston Chaissac, dessin de l’interné suisse Adolf Wölfli, outils sculptés paysans, dessin de la schizophrène Aloïse Corbaz…
Une fois la mainmise des surréalistes sur l’art brut écartée, Dubuffet, en cavalier seul, part en croisade contre l’«asphyxiante culture», pour un «art brut» contre «un art culturel». Sa collection atterrira à Lausanne. Quant à André Breton, il rédige l’Art magique,une histoire universelle de l’art vu par le prisme d’une «magie en exercice», entendez par magie le pouvoir de «changer la vie», qui existe aussi chez les enfants, les malades et les médiums… Il y inclut des objets d’aliénés dont les mystérieux tableaux de Friedrich Schröder Sonnenstern. A la toute fin de l’exposition, les étonnants visages en granit dits Barbus Müller – récemment attribués au cultivateur auvergnat et ancien zouave Antoine Rabany – regardent le visiteur calmement, les yeux écarquillés, l’air de ne pas en revenir.
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