par Clémence Mary publié le 30 octobre 2022
Avec ses slasher movies, ses squelettes dansants et ses déguisements macabres, la fête des morts nous révèle paradoxalement combien celle-ci a disparu du reste de nos vies et à quel point elle nous effraie. En parallèle de cet effacement de la sphère publique, les progrès technologiques et médicaux semblent n’avoir de cesse de repousser cette funeste échéance. Aux avant-postes de ce progrès scientifique, le transhumanisme promet une nouvelle vie, loin de la Terre. Ce déni de la mort est avant tout un déni de notre condition terrestre, affirme l’essayiste et traducteur Pierre Madelin dans la Terre, les corps, la mort - Essai sur la condition terrestre (Editions Dehors). Au cœur de l’anthropocène et nourri par toute une tradition de pensée occidentale, le refus des limites physiques de l’existence a conduit l’être humain à dominer, exploiter voire détruire une nature qu’il considère comme séparée de lui. C’est pourtant au prix d’une acceptation de la mort que nous pourrions repenser la place de la vie humaine dans la chaîne du vivant, et mieux prendre soin d’elle, et de la Terre.
Hors contexte guerrier, la mort est de moins en moins visible dans nos sociétés, écrivez-vous. Pourquoi ?
Dans les sociétés occidentales modernes, les signes de la mort ont été invisibilisés voire évacués de la sphère publique et de notre vie quotidienne. On a perdu l’habitude que des personnes puissent mourir dans leur chambre, d’assister à des processions dans la rue ou de se recueillir ensemble devant un cadavre, comme c’est le cas dans d’autres pays, en Amérique du Sud notamment. Ce déni est d’abord anthropologique : partout, des récits suggèrent des temps immémoriaux où les êtres humains ne mourraient pas, des cosmologies qui racontent qu’une part de nous subsiste dans un «après» ou mettent en scène des luttes pour vaincre cette échéance et conquérir l’immortalité, à l’image de l’Epopée de Gilgamesh, l’une des plus anciennes de ces légendes datant de la Mésopotamie. Dans les sociétés traditionnelles, la mort est acceptée et visible dans sa réalité physique, pour être niée à un niveau plus immatériel. Des édifices symboliques et religieux, églises ou autres, sont alors bâtis autour du principe qu’à notre mort, quelque chose survit. Le déni a pris une forme spécifique depuis l’époque moderne : un effondrement de ces édifices autrefois structurant a eu lieu, refoulant la réalité physique de la mort. Par des moyens médicaux et techniques, l’être humain a cherché progressivement à prolonger la vie.
Sur quoi se fonde ce déni de la mort en Occident ?
Tant dans la philosophie antique que dans la religion chrétienne, ce «quelque chose» qui survit à la mort de l’individu est ce qui lui donne sa prééminence et sa supériorité sur le reste des vivants. Chez Platon ou les gnostiques, libérer ce supplément spirituel permet de rendre à l’humain une forme d’immortalité, un fantasme qui passe par la désincarnation. Dans le christianisme, l’humain est pris comme une unité psychosomatique appelée à renaître à la fin des temps. Son corps d’avant la Création est pensé comme non-mortel, et la finitude est vue comme une conséquence de la Chute. Après l’Apocalypse, ce n’est pas seulement l’âme qui renaît mais aussi le corps – une corporéité libérée des traits terrestres caractéristiques que sont la finitude et la capacité de reproduction. Les conditions matérielles de l’existence – l’enveloppe charnelle comme terrestre – sont niées. Ne pas accepter la dimension physique de la mort revient à dénier notre condition terrestre.
Quel lien établissez-vous avec la crise écologique ?
S’il n’en est pas la seule cause, ce déni de la mort est au cœur de l’anthropocentrisme qui conduit aujourd’hui à exploiter et détruire massivement les écosystèmes, des espèces vivantes entières. Dans cette perspective, la Terre n’est pas perçue comme partie intégrante des sociétés humaines mais comme détachée d’elles, un lieu d’exil et de passage, notre véritable foyer se situant sur un plan plus métaphysique. Une société «nécrophobe» – qui a une phobie de la mort, terme que l’on doit à l’anthropologue Louis-Vincent Thomas, fondateur de la thanatologie – est nécessairement mortifère car l’anthropocentrisme octroie aux humains une place prééminente dans le monde, légitimant la domination des non-humains. Au fond, la volonté d’accumuler de la puissance à l’œuvre dans le capitalisme industriel témoigne d’un fantasme, celui de conjurer l’impuissance dans laquelle la mort nous plonge, en nous dépossédant de toute maîtrise. Puisque c’est elle qui nous domine en dernière instance, la mort est une provocation pour le pouvoir humain sur le monde. Ce refus des limites, fondé sur la division cartésienne entre pensée et matière, humain et non-humain, est au cœur du mythe moderne du progrès.
Au-delà de cette crise, qui sont aujourd’hui selon vous les «maîtres de la mort» ?
Le transhumanisme est l’aboutissement de cette logique. «Nous n’allons plus tolérer la tyrannie du vieillissement et de la mort»,clame l’une de ses figures de proue, le britannique Max More. Focalisée sur l’amélioration des capacités humaines par des techniques scientifiques et biomédicales, cette idéologie trouve un prolongement encore plus radical dans le posthumanisme qui promet l’avènement d’une nouvelle espèce et se déploie davantage dans la robotique et l’intelligence artificielle. Cela passe par la cryogénisation, la fabrication d’organes artificiels, de «robots-abeilles» par la biosynthèse, ou encore une tendance de la géo-ingénierie à vouloir transformer la composition chimique de l’enveloppe terrestre pour en réguler la température. Dans la Silicon Valley, une nébuleuse de milliardaires et d’ingénieurs établit un lien explicite entre la volonté d’abolir la mort et le désir de quitter la Terre pour coloniser d’autres planètes. Cet au-delà est systématiquement valorisé par rapport à un ici et maintenant, car échapper à la Terre, c’est échapper à la finitude. Pour prendre soin de la planète nous devons accepter de mourir.
A quoi ressemblerait une théorie écologique de la mort, qui permettrait de mieux habiter la Terre ?
Tout l’enjeu est d’arriver à considérer la Terre comme notre foyer – un endroit qui accueille la vie autant que la mort – en cessant de concevoir l’être humain comme un individu absolument autonome mais membre d’une communauté écologique plus large et partie prenante de cycles qui les dépassent. La mort ne doit plus être envisagée comme une fin en soi mais comme la restitution du corps à la chaîne du vivant, que celle-ci soit conçue en termes purement matériels ou en lui ajoutant une dimension animique ou spirituelle. Dans ce cycle, la mort revêt paradoxalement une fonction vitale, circulaire et stimulante. Mais on ne peut pas pour autant diluer la singularité des personnes dans le grand tout de la nature, ni oublier que quand on meurt, une part de nous disparaît bel et bien. Permanente épée de Damoclès, la mort nous pousse néanmoins à valoriser l’éphémère et la fragilité de notre séjour terrestre, et des vivants qui le composent.
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