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lundi 31 octobre 2022

Reportage Défilé de mode intergénérationnel à Paris : «On peut être vieille et faire l’amour, danser, se maquiller»

par Cassandre Leray et photo Albert Facelly pour Libération  publié le 29 octobre 2022 

Une trentaine de personnes âgées ont participé à un défilé de mode à l’hôtel de ville avec des étudiants d’une école parisienne. Une initiative portée par l’association les Petits Frères des pauvres, qui veut changer le regard porté sur la vieillesse.

Le regard noisette d’Ivana pétille. Ce jeudi après-midi, elle déambule en fauteuil roulant dans l’hôtel de ville de Paris. Ses yeux brillants se posent sur les moulures dorées et les rideaux soyeux, les peintures colorées et le parquet qu’elle s’apprête à fouler. Dans quelques heures, Ivana défilera devant plusieurs centaines de personnes, vêtue d’une robe blanche portant l’inscription «Old but still bold [«Vieille mais toujours audacieuse», ndlr]». Pour se sentir plus jolie que jamais, la petite blonde de 101 ans est même allée faire retoucher son carré chez le coiffeur cette semaine.

Entre deux éclats de rire, des larmes roulent sur ses joues. Ivana vit seule depuis si longtemps à Marseille qu’elle a parfois l’impression de ne plus exister en dehors de sa maison. «Quand on est vieille, on ne compte plus pour la société», souffle Chantal-Marie, la bénévole qui l’accompagne depuis des années. Ivana essuie ses pommettes du bout des doigts. Dans quelques heures, malgré son souffle au cœur, elle sortira de son fauteuil roulant le temps de traverser la salle face au public. Pour prouver qu’il existe «une autre façon de regarder les gens âgés».

A l’initiative des Petits Frères des pauvres – qui accompagne les aînés isolés – l’hôtel de ville de Paris est devenu le temps d’une soirée jeudi une fashion week du grand âge. Sur la base du volontariat, une trentaine de personnes âgées – trois hommes pour vingt-quatre femmes – suivies par l’association ont participé à un défilé de mode intergénérationnel. Sur scène, chacune était accompagnée d’un mannequin étudiant à l’Institut supérieur des arts appliqués de Paris, dont les élèves en mode ont également conçu les tenues. Un moment festif qui se voulait avant tout«militant», souligne la coordinatrice nationale de l’événementiel des Petits Frères des pauvres, Fanny Berriau : «Nous luttons contre les préjugés dont sont victimes les personnes âgées, explique-t-elle. Ce n’est pas parce qu’une personne est ridée qu’elle ne peut plus rien faire, ou qu’elle n’est plus belle et désirable.»

«Dans chaque ride, il y a un souvenir»

Quelques heures tout juste avant le début du défilé, Daisy s’agite dans tous les sens. Du haut de ses 90 ans, elle ne peut s’empêcher d’avoir une petite boule de «stress» dans le ventre. Elle a vu toutes les chaises vides pendant les répétitions : près de 500 personnes seront là, à la regarder défiler dans une chemise blanche «décolletée» : «mais je n’aime pas qu’on voie ma nuque, ma peau qui tombe… C’est moche, la vieillesse», soupire-t-elle en secouant son éventail. Sur une petite chaise, elle attend patiemment que vienne son tour pour passer à l’étape de la mise en beauté. «Je ne suis pas encore belle», s’exclame Daisy en cachant ses yeux bleus à la vue de son partenaire de défilé. Mehdi, 21 ans, fera précisément «32 pas» avec elle, main dans la main. Le grand brun pose doucement un bras autour des épaules de Daisy pour l’accompagner au maquillage. Il lui glisse aussi qu’elle est «déjà belle». Daisy sourit. On ne le lui dit pas souvent.

Sous la lumière tamisée des miroirs à ampoules, maquilleuses et maquilleurs – des étudiants de l’école ITM Paris – choisissent avec minutie les couleurs que vont arborer les mannequins d’un soir. Anaïs, 19 ans, se sent participante d’une expérience «hors du commun». Ses pinceaux glissent sur la peau de toutes ces femmes qui pourraient être «[sa] grand-mère». Elle s’étonne de les entendre si dures avec elles-mêmes : «La première chose qu’une dame m’a dite en s’asseyant, c’est qu’elle était ridée, comme si ça la rendait moins jolie. Pourtant, dans chaque ride, il y a un souvenir. C’est beau. Et ce soir, ce sont elles, les stars.»

A mesure que l’âge a fait blanchir ses cheveux, Caroline Ida Ours, marraine du défilé, a souvent pensé qu’elle était «trop vieille». Elle l’a même entendu quelques fois, quand ses proches lui disaient de se teindre les cheveux en blond pour masquer leur volume déclinant. Désormais âgée de 62 ans, elle a gardé ses ondulations argentées, sans la moindre trace de coloration. Son visage s’est fait connaître du grand public lorsqu’elle est devenue égérie de la marque de lingerie Darjeeling, il y a quelques années. Sur Instagram, elle rassemble plus de 100 000 abonnés pour «lutter contre l’agisme et l’invisibilisation des femmes âgées». Si les discriminations liées à l’âge touchent toutes les personnes âgées, «les femmes ont encore moins le droit de vieillir», déplore-t-elle. «Ce défilé de mode, j’aimerais que ça devienne la norme. Qu’on voit des femmes ridées sur les podiums, et pas seulement des personnes jeunes et minces.»

Lutte contre la solitude

Plus que trente minutes avant le lancement du défilé. Paillettes, bijoux clinquants et accessoires colorés débordent dans chaque recoin. Jean-Paul, 71 ans, enchaîne les photos, un grand sourire collé au visage. Sur ses épaules, une guirlande «Papi nova» qui a le don d’amuser la galerie et lui vaut quelques blagues de ses camarades. «Ça me change de la solitude», lâche-t-il, soulagé. A travers ce défilé, l’association ne fait pas que mettre en lumière les discriminations vécues par les personnes âgées. Elle lutte aussi contre leur isolement social, dans la lignée de l’accompagnement qu’elle propose toute l’année.

La recette fonctionne : des amitiés se nouent au fil des heures, comme celle de Mariam et Béatrice. Cette dernière, 78 ans, compte bien organiser des repas et petits cafés avec sa nouvelle partenaire de promenades. Chaque matin, quand elle se regarde dans le miroir en se disant que sa mine est bien trop triste, Béatrice se force à se doucher, se maquiller et sortir s’asseoir au parc. Depuis qu’elle est tombée malade d’un cancer du col de l’utérus, elle est «tout le temps seule». Mais elle «reste une battante» et se pousse à participer aux activités des Petits Frères des pauvres à Paris, pour rencontrer du monde. Pour se sentir vivante, et ce défilé de mode le symbolise : «C’est pour ça que je suis là ce soir, pour continuer à me battre.»

Au milieu du brouhaha, Monique est assise en silence sur son déambulateur. Ses yeux brillent en regardant ceux qu’elle considère comme une «deuxième famille». Ce soir, elle se sent «belle». Elle compte même «enlever [ses] lunettes» le temps du défilé, pour montrer le blush rose vif qui orne ses tempes. A ses côtés, Juliette, débarquée de Sète spécialement pour la soirée, fait le show. Elle montre à tout le monde son imposant collier doré, s’amuse des messages qu’elle lit sur chaque tenue comme «les fleurs fanent, pas nous !» au dos d’une robe ou «I age like fine wine [Je vieillis comme du bon vin]» sur un chariot en pelotes de laine. A 88 ans, elle se sent autant l’âme d’une fêtarde qu’il y a soixante ans. «On peut être vieille et faire l’amour, danser, se maquiller», s’exclame Juliette peu avant de faire ses premiers pas devant les fauteuils remplis de l’hôtel de ville. En cinq mots, Caroline Ida Ours résume ce que chacun raconte à sa façon en défilant jeudi soir : «Vieillir ce n’est pas mourir.»

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