Par Catherine Rollot Publié le 29 octobre 2022
Acheter en commun des forêts pour les protéger ou les gérer de façon durable : l’idée fait son chemin chez certains citoyens. Si la rentabilité de ces groupements forestiers reste symbolique, le sentiment d’utilité, lui, est bien réel.
Leurs parties communes se comptent en hectares. Leurs AG ne tournent pas autour de l’entretien du local à poubelles, du ravalement de façade ou des nuisances sonores des voisins du 4e. On y cause plutôt maintien d’un couvert forestier, régénération naturelle, feuillus ou résineux. On y fait le tour du propriétaire, en plein air, chaussé de bottes, sur les pas d’un expert ès arbres qui inspecte troncs, acidité du sol, pénétration de la lumière dans la canopée… Plus bucolique que l’inventaire des fissures du plafond de la cage d’escalier !
Au lieu d’investir dans la pierre, de placer leur épargne dans une assurance vie, ou de la laisser dormir à la banque, des particuliers choisissent d’acheter en commun des forêts, pour les protéger et les gérer de façon durable, en se réunissant en groupements forestiers citoyens. Le Cerf vert, La Forêt hospitalière, Green Forest, Les Grands Pins, ces collectifs aux appellations sylvestres se multiplient depuis deux ans. En 2021, il en existait à peine une dizaine sur le territoire, ils sont près du triple aujourd’hui. Sans compter les projets en cours.
Installés en Dordogne, Marie-Annick Villette et Jean-Marie Menant, 63 et 66 ans, tous deux retraités de l’éducation nationale, ne s’imaginaient pas en propriétaires de sous-bois. Avec humour, Jean-Marie résume : « Je suis originaire de La Rochelle en Charente-Maritime, une région où il n’y a pas de forêts. Quant à mes connaissances sylvestres, elles étaient celles d’un ancien instit abonné à La Hulotte [une revue naturaliste]. »
Depuis un an pourtant, le couple détient un bout de forêt dans le Périgord, un achat qui a sacrément fait virer au vert sa bibliothèque. « Etre un chêne, de Laurent Tillon, Le Temps des forêts, d’Adrien Favre, énumère Marie-Annick, c’est vrai que nos lectures sont un peu orientées. On a envie de comprendre ce qui se joue dans ces espaces naturels. C’est passionnant, on ne regarde plus les arbres, même ceux de notre jardin, de la même façon. »
Engagement pour cinq à huit ans
Comme eux, la plupart de ces nouveaux forestiers sont des néophytes de la sylviculture, qui trouvent dans l’achat groupé un moyen accessible d’agir pour préserver la diversité d’un écosystème, à la fois menacé par le réchauffement climatique et par une exploitation intensive de ses ressources.
« Pendant longtemps, on a voulu croire que les forêts étaient éternelles, qu’elles feraient toujours partie du paysage, explique Nathalie Naulet, du Réseau des alternatives forestières, une association qui rassemble, depuis 2008, tous ceux qui prônent une autre gestion de la forêt. Les mobilisations citoyennes étaient rares et locales, souvent en réaction à la destruction d’un paysage. Aujourd’hui, de plus en plus de gens ont compris que, pour sa préservation, il ne suffit pas de faire des dons pour replanter des arbres ou pour s’acheter une compensation carbone. »
Le principe des groupements forestiers ressemble à celui d’une société civile immobilière, avec des associés, détenteurs de parts sociales. Les parcelles sont achetées par le groupement, dirigé par un ou des gérants souvent bénévoles, et assistés au cas par cas par des professionnels forestiers, qui les conseillent sur l’achat et l’entretien de leurs futaies. Pour pérenniser la démarche, les associés s’engagent à conserver leurs parts pendant cinq ans, et huit ans s’ils veulent profiter des avantages fiscaux prévus par la loi.
« Un investissement local, concret, écologique », résume Camille (certaines personnes citées ont requis l’anonymat), 30 ans, qui, bien que travaillant dans le domaine de l’environnement, a découvert « par hasard » l’existence d’Avenir Forêt.
Ce groupement, créé en 2013 en Corrèze, est aujourd’hui l’un des plus importants. Ses fondateurs, Suzanne Braun et Pierre Demougeot, couple franco-allemand d’ingénieurs forestiers, ne trouvaient pas de structures où ils pouvaient défendre leur modèle de gestion douce, à rebours de la monoculture de résineux et des coupes rases.
« Je ne me serais pas lancée seule dans l’achat d’un bout de forêt car je n’avais aucune expertise en la matière. En revanche, j’avais l’envie d’agir, pour montrer qu’une autre gestion forestière est possible », explique la jeune femme, qui a « cassé [son] Livret A » en 2020 pour débloquer les 11 500 euros, montant du « ticket d’entrée » chez Avenir Forêt. « Je ne m’imaginais pas actionnaire mais, avec le recul, je pense que c’est le moyen le plus efficace pour peser et faire bouger les lignes. » Une conviction partagée par les 307 autres associés d’Avenir Forêt qui possèdent collectivement 730 hectares, répartis entre la Corrèze et les départements limitrophes, à deux heures maximum de Brive-la-Gaillarde.
Approche participative, raisonnée, locale
Entre les particuliers qui ont souvent reçu leur bien par transmission familiale, n’en font pas grand-chose et ignorent même où il se trouve, et les institutionnels (banque et assurance), propriétaires de grandes surfaces et des parcelles les plus productives (Landes, Sologne et Bourgogne) qui cherchent au contraire à les valoriser de façon intensive, les Petit Poucet citoyens défendent une approche participative, raisonnée et locale, compatible selon eux avec un équilibre économique.
« On ne rejoint pas un groupement pour faire un placement financier, mais parce que l’on est amoureux de la nature et que c’est un moyen de lutter, même modestement, contre l’atteinte à la biodiversité » – Frédéric Beaucher, gestionnaire du Chat sauvage
Portée par l’urgence climatique, la cause mobilise mais le marché des forêts reste peu actif. « En ce moment, il est plus facile de trouver des gens prêts à mettre de l’argent que des forêts intéressantes à acheter », assène Pierre Demougeot, cogestionnaire d’Avenir Forêt, qui assure avoir une liste d’attente de 200 personnes intéressées par sa démarche (le groupement, pour des raisons de gestion, a limité le nombre d’associés). En revanche, moins de 1 % des forêts fait l’objet de transactions chaque année, avec un prix moyen à l’hectare de 4 280 euros, qui recouvre de fortes disparités selon les régions, la taille et l’accessibilité des parcelles, le type des essences plantées, l’âge des arbres, etc.
Dans ce contexte, chaque parcelle acquise fait figure de victoire pour les chantres de la futaie irrégulière. Chez Avenir Forêt, comme dans la plupart des collectifs, les engagements se basent sur quelques grands principes. Pas de monoculture, mais une variété d’essences. Les coupes rases sont prohibées au profit de la régénération naturelle des arbres par leurs propres graines. Tous les dix ans, sur une même parcelle, seulement une toute petite partie (entre 10 % et 20 % en moyenne) du volume des arbres est prélevé. Pour préserver la biodiversité, le bois mort au sol et les arbres morts sur pied, refuge des oiseaux, insectes et autres chauves-souris, sont gardés. Les impacts de l’exploitation sont aussi limités, notamment grâce au bûcheronnage manuel.
Aucun dividende reversé
Si Avenir Forêt promet un rendement annuel minimal de 1 %, la plupart des groupements citoyens préfèrent mettre l’accent sur la dimension éthique ou patrimoniale de l’investissement en ne reversant aucun dividende à leurs associés. Les revenus issus des ventes de bois, quand il y en a, servent pour l’acquisition de nouvelles parcelles. « On ne rejoint pas un groupement pour faire un placement financier, assure Frédéric Beaucher, gestionnaire bénévole du Chat sauvage, mais parce que l’on est amoureux de la nature et que c’est un moyen de lutter, même modestement, contre l’atteinte à la biodiversité. »
Fondé en 2015, son groupement compte aujourd’hui 600 associés qui possèdent 140 hectares dans le nord du parc régional du Morvan. Avec son grand frère, le Groupement forestier pour la sauvegarde des feuillus du Morvan créé en 2003 (aujourd’hui 970 associés propriétaires de 350 hectares), Le Chat sauvage fait partie des premiers collectifs engagés contre la monoculture et l’enrésinement (soit le remplacement des feuillus par des résineux, plus rentables) des massifs de leur région.
Son gestionnaire, ancien proviseur à la retraite, a vu évoluer les profils des actionnaires. « Des citadins plus que des ruraux, avec une méconnaissance totale et assumée de la forêt, beaucoup moins militants qu’à nos débuts mais très concernés. Beaucoup de jeunes parents veulent aussi transmettre quelque chose de vivant à leurs enfants. »
« Cet investissement est aussi pour mes enfants. Il me paraissait important de leur léguer quelque chose de vivant, d’essentiel » – Geneviève Barbier-Farrachi, médecin généraliste
Infographiste 3D à Angoulême, Emmanuel Repérant est un parfait exemple de « ces simples promeneurs » qui, un jour, ont répondu à l’appel des sous-bois. « Avec trois amis, un boulanger, un pâtissier et un chauffeur routier, nous avons ressenti le besoin de faire quelque chose de concret pour préserver les forêts du Périgord limousin. » Choqué de voir, au cours de ses sorties du dimanche, « les ravages de l’industrialisation de la forêt », le trentenaire a créé, en 2020, Lu Picatau (« le pic », en occitan). Deux ans plus tard, le collectif compte 120 associés, et gère de façon raisonnée 52 hectares de bois.
Geneviève Barbier-Farrachi, médecin généraliste homéopathe, récemment installée à Angoulême après des années d’exercice en région parisienne, s’est embarquée dans l’aventure. Après avoir acheté une ou deux parts, elle a finalement investi 10 000 euros (100 parts) chez Lu Picatau. « J’ai voulu en parler à mes enfants car cet investissement est aussi pour eux. Il me paraissait important de leur léguer quelque chose de vivant, d’essentiel. »
Pour faire connaître leurs actions et faire des émules, nombre d’associés donnent de leur temps à travers des réunions publiques ou des visites de leurs parcelles. D’autres font de la veille pour essayer de dénicher les futurs terrains. La participation à un inventaire forestier ou à un martelage (désignation des arbres qui doivent être coupés), sous la houlette d’un forestier professionnel, est aussi l’occasion de se retrouver entre copropriétaires.
Cette immersion en leur forêt apporte, aux dires des associés, des bénéfices bien plus précieux que des dividendes. « C’est un formidable moyen de faire retomber un peu l’écoanxiété », juge Marie-Annick, notre institutrice à la retraite. « Préserver un bout de nature à côté de chez nous », c’est une façon « soft et positive de s’engager », poursuit Jean-Marie, son mari, un peu revenu du militantisme classique qu’il a beaucoup pratiqué.
La chasse, point de friction
Malgré ce bruissement de feuillus, la sylviculture citoyenne ne pèse pour l’instant pas bien lourd sur le marché foncier forestier. Quelques milliers d’hectares pour l’ensemble des structures, contre des dizaines de milliers appartenant aux investisseurs institutionnels.
« C’est une goutte d’eau », reconnaît Max Senange, cogérant de Cerf vert, un groupement fondé près de Lyon en 2020 avec deux amis, rencontrés au cours de ses études de management. Mais le jeune homme de 34 ans veut croire en l ’« effet banc de poisson », l’union et l’aspiration des bonnes volontés au service d’une cause commune. Il prévient :« Nous ne sommes pas là pour donner des leçons, mais pour montrer qu’il y a une cohérence à avoir. Quel sens y a-t-il à acheter du bois, matériau écologique par excellence, s’il vient du bout du monde ou s’il a été produit de manière intensive dans des exploitations qui sont aux forêts ce que le champ de maïs est à l’agriculture conventionnelle ? »
« Il y a quelque chose d’intime dans la possession d’une forêt » – Camille
Parmi ses 130 associés détenteurs d’une soixantaine d’hectares, Sylvia, la trentaine, ingénieure dans la filière bois, fait partie de ces experts qui veulent faire bouger les choses. La jeune femme a investi 2 000 euros (le montant de la part chez Cerf vert) en mai 2021, enthousiaste à l’idée que ces copropriétés forestières permettent de « renouveler le profil des propriétaires fonciers, avec des gens plus jeunes, plus investis dans la gestion écologique de leurs biens », qui n’hésitent pas à secouer les AG et à faire s’étirer les réunions.
Car sous la canopée comme dans les locaux d’un syndic, les débats entre copropriétaires, parfois, s’enflamment. Ici, le principal point de friction est souvent la chasse, qui voit s’opposer ceux prêts à se lancer dans des démarches administratives fastidieuses pour faire de leur terrain une zone d’exclusion et ceux qui traînent des pieds. Toute propriété privée, sauf interdiction en bonne et due forme, est présumée accessible aux chasseurs. A l’issue de longues palabres, le débat n’est pas toujours tranché.
Au-delà des bisbilles, les citoyens forestiers se retrouvent tous autour de l’émotion procurée par cet achat pas tout à fait comme les autres. « Parce qu’il y a quelque chose d’intime dans la possession d’une forêt », Camille n’en a parlé qu’à son conjoint et à ses parents. Michaël Haddad, 48 ans, directeur innovation dans un grand groupe ferroviaire, Parisien originaire du Sud-Ouest, détenteur de deux parts (4 000 euros) chez Cerf vert, se dit « heureux » d’avoir contribué à acquérir « une forêt magnifique » récemment visitée « avec un sentiment d’utilité et non de possession », et n’hésite pas à en parler pour susciter les vocations.
Cette expérience à plusieurs sert aussi souvent de déclic. « Ma famille possède trois bois en Charente, un petit hectare au plus, qui pour l’instant ne sont pas du tout exploités, poursuit le cadre sup. Avec le groupement, j’ai appris beaucoup de choses qui me serviront peut-être un jour, si l’envie me prenait de construire un projet autour de mes parcelles… » On peut vivre en ville et se sentir pousser des branches.
> Futaie Bois, ou forêt, composé de grands arbres adultes issus de semis ou de régénération naturelle.
> Futaie régulière Cette méthode consiste à faire pousser, au sein d’une même parcelle, des arbres d’âges sensiblement identiques et de dimensions voisines.
> Futaie irrégulière Ici, différentes générations et espèces d’arbres cohabitent. Les prélèvements se font avec parcimonie, pied par pied. La coupe rase est bannie. La parcelle n’est jamais mise à nu et permet de toujours garder un couvert forestier. C’est la gestion la plus écologique car elle préserve le sol et les écosystèmes.
> Taillis Bois ou forêt composé d’arbres de petit diamètre que l’on coupe régulièrement et qui se reforment à partir de souches coupées. Le taillis se pratique par exemple avec le charme, le châtaignier ou le hêtre.
> Taillis sous futaie Forêt à deux étages, où les arbres issus de rejets de souches (taillis) poussent à côté d’arbres issus de semis (futaie).
> Coupe rase, ou coupe à blanc Ce mode de gestion en futaie régulière consiste à prélever tous les arbres d’une même parcelle en une seule fois, et sans que les jeunes pousses ne soient encore installées. Une fois rasée, la parcelle doit être totalement replantée (régénération artificielle).
> Coupe définitive Se pratique aussi en futaie régulière. Les arbres sont récoltés par des coupes progressives, espacées d’une dizaine d’années. Contrairement à la coupe rase, l’ultime récolte n’intervient que si les derniers grands arbres d’une génération ont donné naissance à des semis qui prendront le relais (régénération naturelle). Le sol n’y est donc jamais découvert totalement.
> Martelage Désignation des arbres à abattre ou à conserver. Peut être réalisé au marteau forestier, à la peinture ou à la griffe.
> Débardage Transport des bois en forêt depuis le lieu où ils ont été abattus jusqu’au point de chargement le long d’une route carrossable.
> Grume Désigne un tronc d’arbre abattu dont la cime et les branches ont été enlevées pour qu’il puisse être exploité par une scierie. La grume est généralement encore couverte de son écorce.
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