Par Jane Roussel Publié le 27 octobre 2022
Alors qu’en France 40 % des personnes décédées sont crématisées, les endeuillés sont nombreux à ne pas savoir quoi faire de l’urne, faute de connaître la loi. Au fil des récits de dispersion des cendres se dessine une galerie d’au revoir rocambolesques et de rituels bricolés.
« On était sur la pointe des Guettes, en Bretagne, on a ouvert la boîte et les cendres sont tombées d’un bloc, en tas par terre, à nos pieds. » La scène de dispersion des restes du père de Marine (tous les prénoms ont été changés) n’a rien de la cérémonie émouvante que l’on imagine en pareilles circonstances. Elle n’est pas sans rappeler le dernier voyage de Donny dans The Big Lebowski, le café soluble et le vent en moins.
« Il avait plu. On a failli tomber dans la boue avant d’arriver au bord de la falaise, détaille Marine. On n’a pas fait de discours du type, “Va-t’en, va voir la mer, papa !” On est restés en plan, on n’a rien dit. Mon frère a ouvert le carton qui contenait les cendres de mon père, et s’est trouvé face à un gros sachet en plastique. On était autour et on se disait : “Ça commence bien…” Il a réussi à l’ouvrir après avoir lutté, mais rien ne s’est envolé comme on l’avait imaginé. Il s’est tourné vers nous, gêné. On s’est sentis bêtes. On a pris un bâton pour les étaler. Bref, ça n’avait rien de solennel du tout. »
Quand quelqu’un décède nous viennent les images d’un rituel immuable : le mort est mis en bière et on se donne rendez-vous au cimetière. On pleure et on dit adieu. C’est comme ça depuis la nuit des temps. Mais depuis que la crémation des défunts gagne du terrain sur l’inhumation, les règles du jeu ont changé. On choisit un cercueil qui va vite partir en fumée, une boîte pour le récupérer, on va au crématorium et on regarde la porte d’un four s’ouvrir. Et après, que faire de cette poignée de matière inerte ?
Il y a trente ans de cela, en 1992, la question ne se posait pas tellement. Les incinérations ne représentaient que 1 % des décès. « Aujourd’hui, dans les zones urbaines denses, le chiffre s’établit autour de 50 %. Rien qu’en 2020, en France, 40 % des décès ont donné lieu à une crémation », souligne le sénateur socialiste du Loiret Jean-Pierre Sueur, auteur de la loi de 2008 sur le sujet.
A la place du rite solennel où tout le monde est vêtu de noir, de multiples situations funéraires ont vu le jour, parfois presque cocasses. D’ailleurs, Marine se souvient avoir entendu sa sœur dire : « “Il doit bien se marrer en nous regardant de là-haut.” Le moment était triste, mais le comique de la situation n’a échappé à personne… On était tous un peu perdus. »
Un vrai casse-tête
Les cendres charrient une avalanche de questions : vaut-il mieux les enterrer, les disperser, sceller l’urne sur une tombe ? Et qu’aurait souhaité le défunt ? Il n’y a qu’un mort, mais presque trop de possibilités, « avec des réponses aux questions souvent peu claires ! », rebondit Frédérique Plaisant, présidente de la Fédération française de crémation.
« Les gens manquent d’informations. Par exemple, ils sont nombreux à penser qu’on ne peut pas les disperser, ce qui est faux. Les opérateurs funéraires, qui sont leur interlocuteur privilégié, ne sont pas impartiaux, pas toujours de bon conseil, soit parce qu’ils manquent eux-mêmes de connaissances, soit parce qu’ils ont intérêt à vendre des prestations supplémentaires en cimetière », observe-t-elle.
Rendre les cendres au grand air, c’était le projet de la famille de Marine. Après renseignement en mairie, ils ont fait ce qu’on leur a dit : déclarer simplement l’endroit où l’opération serait menée. « Devant une table d’orientation, face à la mer, à côté d’un chemin côtier. On a vérifié que personne ne s’y baladait avant de les disperser », précise-t-elle.
La loi stipule que « les cendres peuvent être dispersées soit dans un cimetière avec un espace dédié, soit dans la mer, dans une forêt, en campagne… tant que c’est en pleine nature », énumère Jean-Pierre Sueur. Mais que veut dire « pleine nature », au juste ? « Elle n’est pas clairement définie, mais il faut que ce soit en dehors de tout aménagement prévu pour le public », résume Frédérique Plaisant. En dehors des chemins côtiers, donc. Sans le savoir, la famille de Marine se trouve hors la loi.
Si la dispersion est un vrai casse-tête, d’autres points de la loi sont plus clairs. On ne peut pas faire ce que l’on veut avec des cendres, considérées comme des restes humains. Les incorporer dans un bijou, c’est non ; les mélanger avec d’autres restes – « ceux d’un chien, par exemple », cite le sénateur –, idem. La conservation, elle, est définie précisément, avec quatre options : déposer l’urne dans un caveau funéraire, dans un columbarium (soit une superposition de niches), une cavurne (une petite cuve creusée dans le sol et recouverte d’un couvercle), ou la sceller sur une tombe. En revanche, interdiction de les garder chez soi, même temporairement.
« Rien ne s’est passé comme prévu »
La théorie et la pratique ont parfois du mal à faire affaire. Quand Marie a perdu sa belle-mère, en mars 2021, tout était prévu : après l’incinération, ses trois enfants devaient disperser ses cendres dans la vallée de la Clarée (dans les Hautes-Alpes), en souvenir de leurs randonnées. Pourtant, la défunte repose pendant des mois dans le placard de l’entrée, celui qu’on ouvre matin et soir pour mettre et reposer son manteau.
« Rien ne s’est passé comme prévu », admet-elle. Après le décès, son compagnon, Lucas, se rend au crématorium récupérer les cendres de sa mère en vue de la petite virée. « Mais avant d’avoir eu le temps d’y aller, les relations sont devenues très compliquées dans la fratrie », raconte Marie, pas très à l’aise à l’idée d’avoir sa belle-mère à la maison. « Il m’a dit que ce serait temporaire, qu’on trouverait une date. »
« On a déménagé, elle est venue avec nous. Elle est dans la chambre d’amis… Mais ça, on ne le dit pas aux amis » – Marie, au sujet de sa belle-mère crématisée
Alors, que faire ? Les disperser sans attendre que les frères et la sœur se réconcilient ? Hors de question pour Lucas : « Il tient à ce que ce soit un vrai hommage », explique sa compagne. En attendant, c’est statu quo, le couple en a la garde exclusive. « Depuis, on a déménagé, elle est venue avec nous. Elle est dans la chambre d’amis… Mais ça, on ne le dit pas aux amis. » Lucas et Marie sont certes dans l’illégalité, mais surtout bloqués par un contrat moral passé avec un parent décédé, qui l’emporte sur la volonté de régulariser la situation.
« Le problème de fond, c’est qu’au moment de décider de tout ça les gens sont vulnérables. On est dans l’urgence, on n’a pas le temps de comparer, on a du chagrin… », reprend Frédérique Plaisant, qui souligne au passage que des sociétés en profitent pour faire payer des prestations de lâcher de cendres à plusieurs centaines d’euros, en prétextant fournir des « certificats de dispersion » qui n’ont aucune valeur légale.
Il y a bien un délai de réflexion accordé à l’entourage pour aller récupérer les urnes au crématorium : un an. Au terme de ce délai, les cendres sont dispersées dans le jardin du souvenir. Mais un an, ce n’est pas toujours suffisant. Le père d’Akara décède brutalement alors qu’elle a 18 ans, en 2006. Après l’incinération, on propose à la famille de disperser les cendres dans le jardin du souvenir du cimetière d’à côté. Refus.
« Je n’y ai jamais mis les pieds, ça ne peut pas devenir un endroit de recueillement pour moi », tranche la désormais trentenaire. A l’époque, la loi n’interdit pas de conserver l’urne chez soi, alors la jeune majeure propose cette solution à sa mère et à sa sœur, qui la rabrouent vite : elles n’ont aucune envie d’héberger les restes du père chez elles. En attendant de trouver la solution, l’urne est laissée au crématorium pendant un an. Mais aucune idée lumineuse d’hommage ne leur vient. Akara récupère in extremis le pot cinéraire et le cache au garage, espérant toujours un déclic. Jusqu’à ce que sa mère tombe dessus, au hasard d’une session de tri, quelques années plus tard : « Tu es sérieuse ? Ton père est au garage ! » Après s’être fait remonter les bretelles, Akara l’emmène dans son nouvel appartement. « Je faisais souvent cette blague : mon père est passé du − 2 au 6e étage, il est plus près du ciel ! »
Passage de frontières
Ce n’est qu’en 2016, soit dix ans après le décès, que la jeune femme trouve la bonne destination finale : elle décide de ramener son père dans son pays de naissance, le Vietnam. Elle fait sceller l’urne, demande une série de papiers nécessaires au voyage. L’administratif réglé, elle met la boîte dans un sac de week-end, range celui-ci dans un coffre à bagages au-dessus de sa tête, et l’avion décolle pour la première étape du périple : le Cambodge. « A chaque contrôle, je sortais tous mes papiers. J’ai été scannée plusieurs fois avec mon urne… J’avais plusieurs frontières à passer. »
Avec son père sous le bras, elle prend l’avion, le bus, et finit par arriver au Vietnam. Un dernier grand voyage qui permet à son père de reposer dans un mausolée, auprès de ses parents, dans le respect de la tradition bouddhiste familiale.
« Mon père a beaucoup voyagé dans des conditions impossibles, il n’a jamais passé plus de cinq ans à un endroit… Son parcours post mortem est un peu dans la même logique finalement » – Adrian
Un autre père, celui d’Adrian, a vécu une expédition similaire. Là encore, le parcours se fait en marge de la loi française. L’homme est décédé d’un cancer en Allemagne. Adrian et sa mère vivent en France. Les pompes funèbres germaniques évoquent la complexité du rapatriement des cendres. Mais elles précisent avoir un accord avec leurs homologues suisses : ceux-ci peuvent fournir un certificat d’inhumation reconnu par les autorités allemandes et qui permet aux cendres de passer la frontière. Ensuite, « depuis le territoire helvétique, on peut se les faire envoyer de manière classique par la poste », précise Adrian. « Ça sentait la magouille », reconnaît-il. Il a dû payer environ 200 euros pour l’opération.
« Un jour, le facteur passe : “J’ai un colis pour vous !” » Adrian rejoue la scène en souriant. « Mon père a beaucoup voyagé dans des conditions impossibles, il n’a jamais passé plus de cinq ans à un endroit… Son parcours post mortem est un peu dans la même logique finalement. » En définitive, l’urne est inhumée dans la maison d’enfance située… en Espagne : « On a mis le colis dans le coffre et on est partis, on n’a pas demandé si on avait le droit de le faire. »
A l’écoute de ces récits, Frédérique Plaisant le martèle : les gens ont besoin de temps pour décider quoi faire des cendres, comment s’y prendre. Bref, élaborer un nouveau rituel. « Plus de 600 000 personnes décèdent chaque année mais on ne parle de ces sujets qu’à la Toussaint », déplore-t-elle. Et de conclure : « Il faudrait une structure funéraire neutre et mise en place par l’Etat pour aiguiller les endeuillés. » Et éviter que mamie ne commence sa vie éternelle dans le placard de la salle de bains.
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